L'opposition entre science et foi



Devant la perte de crédibilité de leurs visions du monde, les religions invoquent un nouveau dogme, la concordance entre foi et science. Les arguments avancent que "science et religion traitent de deux thèmes distincts et leurs champs d'application ne doivent pas être confondus" ou encore que "la science peut aider à une meilleure compréhension de Dieu". Première constatation: ces deux "raisonnements" s'excluent mutuellement, la tâche n'est donc pas aisée pour les tenants d'une entente cordiale.

Afin de ne pas laisser ces opinions prétendre à la représentativité de l'avis de la communauté scientifique en général, il convient d'exprimer que science et religion sont des modes de pensée en contradiction absolue, le premier consistant en une étude critique de la nature alors que le second est de nature dogmatique.

Historiquement, l'Eglise catholique admit pourtant implicitement cette incompatibilité lors de l'abjuration forcée de Galilée. Le savant italien (1564-1642), continuateur des travaux de Copernic (1473-1543), soutenait, d'une part, la théorie de l'héliocentrisme, et, d'autre part, cassait le dogme de l'immutabilité des cieux par la découverte de quatre satellites autour de la planète Jupiter. L'Eglise, dont l'anthropocentrisme s'accommodait très bien du système ptoléméen d'organisation de l'univers, condamna immédiatement les conclusions de Galilée en 1632. Après un reniement forcé, Galilée termina sa vie assigné à résidence. Un précédent avait eu lieu une trentaine d'années auparavant avec la condamnation au bûcher de Giordano Bruno pour ses vues similaires en matière d'héliocentrisme. Si Bruno ne peut être considéré comme un scientifique mais comme un mystique, c'est sa liberté d'esprit qui attira les foudres de l'Eglise. Cependant, la réhabilitation de Galilée par le pape en 1992 ne doit pas faire illusion, il y est parlé d'«incompréhension réciproque» alors que le clergé est seul responsable. Buffon (1707-1788) s'attira quant à lui les autodafés de l'Eglise suite à son calcul de l'âge de la Terre qui prévoyait une valeur beaucoup plus élevée (75000 ans) que les 6000 ans bibliques.

Plus récemment, les travaux de Charles Darwin (1809-1882) sur l'évolution des espèces heurtent une nouvelle fois la sensibilité chrétienne. A tel point que l'Eglise ne se contente pas de condamner son auteur mais met aussi à l'index les efforts désespérés du père Teilhard de Chardin (1881-1955) visant à réconcilier évolution et christianisme. Le choc darwinien n'est toujours pas apaisé 140 ans après sa publication où le créationnisme est plus vivant que jamais. Une enquête effectuée aux Etats Unis en 1996 montre que la moitié des américains souscrit à une création divine de l'être humain. Un état des lieux d'autant plus affligeant que cette idée (mieux vaut réserver le terme de "théorie" à des conceptions plus élaborées) est enseignée dans les écoles et que les républicains veillent au grain (Reagan s'affirmait comme un fervent défenseur de ces conceptions d'un autre âge). En effet, une conception de l'humanité tenant dans quelques lignes de la Genèse présente les avantages inestimables de ne pas demander d'efforts de réflexion au croyant et de ne pas soulever de questions supplémentaires, la Genèse constituant la réponse ultime. Ce dirigisme catholique connut plus un soubresaut qu'un séisme en octobre 1996 lors de l'annonce par Jean Paul II que la théorie de l'évolution pouvait receler un fond de vérité. En précisant immédiatement les limites des investigations des chercheurs: l'"âme", notion qui tire sa popularité de l'absence de définition précise, reste un thème d'étude exclusivement réservé à la théologie. De l'abjuration de Galilée au rappel de l'existence de l'âme c'est la même continuation dans l'imposition d'une vision du monde féodale.

L'Eglise catholique en ce 20ème siècle est parvenue à cette forme d'âge adulte qui consiste à prendre conscience d'une (faible) partie de ses limites. Naturellement les marches arrières restent timides et de mauvaise foi. Les efforts ont ainsi été orientés vers le projet que la recherche scientifique servirait plus les intérêts des religions comme alliée que comme ennemie. Se répand donc de plus en plus le rêve d'une religion et d'une science travaillant soit séparément en bons voisins, soit ensemble à la recherche d'un concept typiquement humain appelé "Dieu". La science est ainsi victime de son succès et du label "sérieux" qu'elle incarne. Cette coexistence pacifique ne résiste pas à la différence fondamentale entre les deux protagonistes: d'un côté, l'existence de dogmes intangibles dont la remise en question relève de l'excommunication, et, d'un autre côté, le travail patient du chercheur fait de doute, de remise en question, de progrès comme aussi parfois de marche en arrière. La science ne serait-elle donc soumise à aucun dogme? Hélas non et deux exemples suffisent pour l'illustrer, l'un en astronomie et l'autre en biologie, avec les retards pour la connaissance qui en sont résultés. L'éclosion de l'astronomie aux 16ème-17ème siècles ne fut rendue possible que par la cassure du dogme du géocentrisme. Aristote fut celui qui explicita le plus clairement cette organisation du cosmos avec la Terre pour centre. Cette vision satisfaisant les observations, elle subsista 17 siècles. L'aristotélisme s'étendait aussi à la physique, la mécanique plus particulièrement, discipline qui, elle, peut être soumise à l'expérience. Il n'en fut rien jusqu'à l'entrée en scène de Galilée qui rejeta nombre des vérités d'Aristote. L'autorité de la figure d'Aristote et la soumission de ses continuateurs, c'est à dire le refus de soumettre les croyances établies à l'expérience, illustrent le frein à la connaissance apposé par un dogme. Second exemple pris, cette fois, au 20ème siècle: Lyssenko et la science officielle stalinienne. Les lois de la génétique de Mendel ne s'accordant pas avec le marxisme ambiant, Lyssenko formula une théorie concurrente s'inscrivant dans la droite ligne du stalinisme. La génétique russe en fut paralysée pendant des années. La recherche scientifique n'est donc pas exempte de déviation dogmatiques mais le foisonnement des idées leur assure une durée de vie de plus en plus limitée. La progression rapide des connaissances montre le succès des aspirations de Descartes et Voltaire.

Afin de relativiser l'absurdité de ses enseignements, l'Eglise a adopté, peu à peu, une interprétation métaphorique des textes dits "sacrés", s'éloignant de la lecture littérale si chère aux créationnistes. On apprend ainsi que le monde ne s'est peut être pas créé en sept jours et que l'évocation des miracles de l'hypothétique Jésus doit être vue de nature symbolique plus que comme de la prestidigitation. Ce recul théologique en a condamné plus d'un il y a quelques siècles... Il en est de même du rayon d'action de ce concept appelé Dieu. Son intervention s'est ainsi déplacée au cours des siècles: des manifestations telles que le vent, le feu, la pluie, elle émigra dans le ciel, puis aux frontières du système solaire et enfin, actuellement, c'est sans hésitation que l'action divine est placée lors du Big Bang qui engendra l'Univers tel que nous l'observons. Un compte rendu édifiant de cette dernière mise à jour est donné dans un article du New Scientist (octobre 1997) relatant une conférence tenue à Berkeley en mai 1997. Cette échappatoire se nourrit de rapprochements faciles du style: "Dieu se manifeste à nous par l'existence même de l'Univers", "Big bang = fiat lux" (Pie XII) ou encore "l'apparition de systèmes s'élevant dans l'échelle de la complexité est prévue par l'islam qui décrète une création continue par Dieu". La caractéristique de ce genre d'argumentation est son caractère très a posteriori, on adapte la théologie de chacun aux connaissances acquises. L'ordre est maintenant inversé par rapport au 17ème siècle: les religions cherchent leur salut dans une assimilation de la science plus que dans sa condamnation.

Mais l'Eglise n'est parvenue à cette stratégie qu'après de nombreuses déclarations papales contradictoires depuis un siècle. C'est d'abord Léon XIII qui, en 1891 (Motu Propio), s'insurge contre les accusateurs d'une religion obscurantiste. L'absence d'opposition entre science et foi procède du rôle de guide qu'assume l'Eglise dans tous les domaines de la pensée. A l'origine de toute chose l'enseignement chrétien ne peut être contourné dans tout travail scientifique comme philosophique et "il serait dangereux de se désolidariser de ses enseignements". Un siècle plus tard, Jean Paul II exprime, avec une prudence fille de l'expérience, que science et religion ont intérêt à dialoguer pour s'enrichir mutuellement (déclaration du 1er juin 1988 au directeur de l'Observatoire du Vatican). Jean Paul II ne prône pas la neutralité de ces domaines de la pensée vis à vis l'un de l'autre mais demande que la science œuvre avec la religion à construire un monde "plus humain et dans ce sens plus divin". Malgré la liberté que le pape feint de laisser à la recherche scientifique, celle-ci se voit affublée d'un objectif confiné dans cadre théologique. Les intérêts religieux restent présents bien qu'enveloppés dans un discours aux accents faussement égalitaires et les limites des investigations des chercheurs ne sont pas effacées: "la religion peut purifier la science de l'idolâtrie et des faux absolus". La science est emprisonnée dans un relativisme qui diminue la force de ses conclusions, les dogmes chrétiens sont sauvés. Mais Jean Paul II sait aussi tirer les conséquences des erreurs d'un passé exalté et met en garde ses ministres contre une utilisation des résultats scientifiques à des fins théologiques. Il n'en faut pas plus pour détruire le mythe de l'infaillibilité papale puisque son prédécesseur Pie XII se trouve directement crucifié par cette mise en garde. En effet, celui-ci n'avait pas hésité en 1951 (discours à l'Académie Pontificale des Sciences du 22 novembre) à clamer que la récente théorie du Big Bang n'était que le "fiat lux" initial. Les tergiversations papales depuis un siècle ne font que révéler le malaise d'une Eglise archaïque incapable de rénover un édifice qu'elle a toujours souhaité monolithique.

Le non-sens du rapprochement science-foi réside dans la définition de ce qu'est une théorie scientifique. Une théorie ne peut recevoir le qualificatif de scientifique que si elle est réfutable, c'est à dire s'il peut exister une observation qui la contredirait (si cette observation existe effectivement alors la théorie est fausse). Une théorie qui permet d'expliquer tout ainsi que son contraire ne peut recevoir le qualificatif de scientifique. Or la popularité des religions vient précisément de leur aptitude à satisfaire toutes les angoisses grâce à l'existence des dogmes. Par définition, les dogmes sont des concepts interdits de modification, donc non soumis à l'examen critique. Remettre en question la virginité de Marie ou la résurrection de l'hypothétique Jésus relève du blasphème. Face à la demande d'un examen critique de ces concepts, la réponse est souvent que "la question est mal posée, n'a pas de sens". Ceci obéissant au souci d'éviter la confrontation entre science et religion, une attitude très utile qui masque une réelle incompatibilité. Dans les cas critiques (pourquoi Dieu permet-il les injustices, les guerres...?), "le mystère de Dieu", sa "volonté suprême" ou "le libre arbitre" sont autant de notions salvatrices pour dissimuler les défaillances. Cette attitude est typiquement non scientifique. Face à une question dont la réponse lui est inconnue le scientifique avoue simplement son ignorance, gardant sa motivation intacte par l'espoir d'une réponse future. Cet espoir n'existe pas en matière de religion, les dogmes sont là pour figer les concepts. La science est, par contre, en constante évolution, en sachant bien que la marche n'est pas régulière.





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