Le pape contre l'Europe laïque




Il est un homme que le problème des retraites ne plonge pas dans des angoisses abyssales et qui n’oppose que quelques prières à la canicule récente : le pape Jean Paul II, du haut de ses 83 ans, n’en finit pas de parcourir le monde, défiant les ans comme sa santé. Loin d’être des voyages d’agrément où l’on s’enrichit de la rencontre d’autrui, les déplacements papaux s’ingénient à revivifier l’esprit ancien de la croisade où la bonne parole était apportée aux peuples qui ne jouissaient pas encore de ses bienfaits ou la refusaient obstinément. L’enjeu est aujourd’hui nouveau : la réévangélisation des populations qui se sont libérées de la tutelle vaticane tient lieu de politique étrangère à la dernière dictature d’Europe. Nonobstant la souveraineté des États, le pape ne connaît pas de restriction ni dans ses appels ni dans leur fréquence.

C’est avec une régularité proche de l’obsession que Karol Wojtyla parsème ses homélies, prêches et prières, d’injonctions au retour au christianisme, une astuce qui ignore adroitement que le christianisme ne se limite pas au catholicisme mais comprend, en outre, le protestantisme, le christianisme orthodoxe et bien d’autres. Tout est bon pour annoncer la reconquête de l’Europe : déclarations de presse, colloques (une rencontre est prévue à Paris en octobre 2004 pour l’évangélisation du Vieux continent), Journées Mondiales de la Jeunesse (Catholique). Trois exemples, pris dans le mois qui vient de s’écouler, suffisent à illustrer la marche à pas forcé que le pape entend faire suivre à l’Europe. L’Osservatore Romano, organe de presse officiel du Vatican, reproduit dans son édition francophone du 19 août 2003 la prière de l’angelus intitulée "Que l'Europe retrouve sa force unificatrice". On y apprend, abasourdi, que "les valeurs fondamentales [de la foi chrétienne] ont inspiré par la suite l'idéal démocratique et les droits humains de la modernité européenne." Admirable récupération des combats émancipateurs qui, depuis 1789 jusqu’à aujourd’hui en passant par 1848, 1871, et 1905 pour notre pays, ont, contre l’opposition de l’Église, construit la société actuelle fondée sur l’humanisme laïque. Deux semaines auparavant, le locataire de Saint Pierre avait rabâché sa haine et sa phobie d'une Europe laïque depuis sa résidence campagnarde de Castelgandolfo. Jean Paul II avait exhorté ses ouailles à résister à la laïcisation du continent en invoquant des racines chrétiennes supposées n’avoir rien engendré de vénéneux : "il faut un nouvel effort pour faire face aux défis du laïcisme". Et la douce routine des déclarations cléricales avait permis d’entendre, la semaine précédente, l’horrifiant constat de la montée du scepticisme en appelant la masse des croyants à combattre ce mal. Non seulement le mal est partout, mais il est de plus en plus présent...

Le Vatican n’est pas isolé, une cour de pieux fidèles l’environne d’une pâle copie des fastes et servitudes d’antan : l’Espagne, qui vient d’imposer la religion à l’école, l’Italie, qui l’avait invité à son Parlement en novembre 2002, l’Irlande, dont le président Cox avait, en janvier 2003, souhaité la venue du pape au Parlement de Strasbourg (qui aura effectivement lieu l’an prochain en septembre), et enfin la Pologne, fervent soutien à l’inscription de "Dieu" dans la constitution européenne. D’autres affinités existent qui confortent l’Église dans sa proximité des chefs politiques ou autres, et confirment son déphasage d’avec les citoyens. En ne considérant que la situation en France, l’Église catholique obtient un allié de choix dans le MEDEF. Son université d’été, qui se tiendra du 27 au 29 août 2003 à Jouy en Rosas, accueillera Mgr Jean Marie Lustiger, cardinal archevêque de Paris, ainsi que Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris. Le bénéfice est réciproque : d’une part, le syndicat patronal reçoit, par cette collusion, la caution autant morale que prétendument populaire ou sociale qui lui fait tant défaut, et d’autre part, les religieux sont consolés de leur perte d’influence par le grisant, bien qu’illusoire, contact avec les puissants. Il n’est pas à craindre qu’y soit rappelé que les libertés syndicales et les acquis sociaux n’ont été obtenus que malgré l’hostilité de l’Église.

Les obstacles posés par l’Église catholique ne se limitent pas à ceux du temps jadis contre les progrès des mouvements sociaux mais continuent à s’écrire au présent. L’ordre moral imposé par la religion catholique a connu une nouvelle jeunesse avec le dernier dictateur d’Europe, jeunesse étant ici pris au sens du souvenir des temps anciens plutôt que celui de l’annonce de la nouveauté. Pourtant, la jeunesse catholique n’adhère plus au credo puritain de l’Église et c’est à un feu de paille que, sur le long terme, se réduit l’enthousiasme observé autour des grands rassemblements catholiques généré par la présence de monsieur Wojtyla. La renaissance du puritanisme religieux est à rechercher ailleurs, du côté des musulmanes voilées habilement endoctrinées par le machisme de leurs père, frère et mari. Ce qui ne disculpe pas pour autant les plus activistes d’entre elles; la virulence de certaines vierges pudibondes convainc rapidement que l’argument de leur simple aliénation ne suffit pas. Les efforts du pape dans le sens d’un plus grand œcuménisme entre les trois monothéismes n’en sont que plus compréhensibles. La stratégie de conquête et de résistance à la laïcité prime sur le respect des droits humains et la liberté de l’individu.

Alors que faire ? Faut-il se contenter de l’observation générale de la perte d’influence du Vatican en minimisant les sursauts locaux et temporels qui, tôt ou tard, se dissoudront dans la marche globale de l’histoire, ou ne devons-nous pas plutôt agir ici et maintenant pour accompagner l’évolution d’une société dont le salut ne réside quand dans l’émancipation de ses dogmes, tous ses dogmes ?


25 août 2003


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