L'école comme lieu de l'apprentissage de la pensée libre de toute influence religieuse, politique et étatique


Conférence donnée le 15 février 2005 à la MGEN à Paris
en présentation de la thèse de Benoît Mély
De la Séparation des Eglises et de L'école, Mise en perspective historique,
Editions Page Deux 2004




Dans sa très brillante perspective historique sur la laïcité en Europe, Benoît Mély ne s'est pas limité à l'étude des mouvements qui demandent que le curé reste à l'église et l'instituteur à l'école. Séparer l'école de l'Église n'obéit pas seulement au rejet de l'influence du christianisme dans le système d'enseignement; c'est, de façon plus générale, l'émancipation vis-à-vis de tout discours dogmatique qu'il soit religieux, politique ou étatique. Et c'est aussi dans cette dimension que le travail de Benoît Mély s'affirme comme un élément essentiel autant que novateur de l'histoire de la laïcité. Il n'est pas uniquement question de débarrasser les écoles des crucifix mais, plutôt, d'initier à cette citoyenneté qui fera de l'élève un acteur de sa société et pas un sujet éternellement spectateur de ses maîtres ou des gouvernants. Benoît Mély inscrit son travail dans le cadre d'une humanité qui obéit moins à la croyance qu'à la raison dans le choix de ses actions. Avant de poursuivre, je voudrais préciser que j'essaie de rapporter l'analyse de Benoit Mély et que je ne suis pas un spécialiste du domaine étudié.

Les résistances à la laïcisation de l'école ne sont pas venues uniquement des Églises. Au 19e siècle, l'État a souvent vu dans la religion un facteur d'ordre social; l'instruction religieuse assurait une meilleure docilité au pouvoir politique. Les relations entre État et Église locale ont toujours oscillé entre la subordination et la collusion d'intérêt. Ainsi, Benoît Mély nous dit qu'aux XVIe et XVIIe siècles, chaque Église locale pouvait se développer à sa guise sans craindre de concurrence ou de contestation en vertu du monopole éducatif que leur garantissait l'État.

L'État, lui, se soucie peu de métaphysique mais valorise la religion pour sa capacité à faire accepter avec résignation le malheur et l'infortune pour se bercer de l'illusion du bonheur dans l'au-delà. C'est le mot célèbre de Napoléon qui résume parfaitement le rôle de l'Église, à savoir : prévenir la désobéissance du peuple et l'instauration du chaos. L'Église sert à la conservation de l'État et celui-ci, en retour, assure sa prospérité. C'est un contrat qui s'organise en trois termes :
- une religion est nécessaire au peuple pour le gouverner;
- la religion doit être unique pour une meilleure cohésion;
- la force peut être utilisée pour protéger l'Église officielle.
La doctrine augustinienne exigeait elle aussi la soumission à l'empereur, dont l'autorité lui est conférée par Dieu, et elle justifiait la persécution des hérétiques par le pouvoir séculier.

Un besoin de prise de distance, qui n'est pas encore la séparation, apparaît en Italie à partir de 1760 mais c'est Condorcet qui franchira vraiment le pas : il justifie par la nécessaire autonomie intellectuelle de chacun le besoin d'une école qui soit prémunie de tout dirigisme religieux ou étatique. Par l'instruction publique, le peuple peut se passer de religion pour accéder à la compréhension du monde et à la moralité des actions humaines. Mieux, Condorcet affirme que l'instruction publique ne doit pas être abandonnée aux mains des gouvernants : elle doit avoir pour ambition que la société puisse contrôler ceux à qui est déléguée la souveraineté. D'ailleurs, l'adversaire est clairement désigné : c'est l'attitude mentale qui conduit la masse des individus à accorder un pouvoir illégitime à l'Église, à l'État, aux riches. Contre cela, et c'est la mission de l'école, il faut opposer l'exercice de sa raison à la soumission crédule à l'opinion d'autrui. En aucune manière l'école ne doit enseigner l'adoration aveugle de la constitution du pays, voire de ceux qui en assurent la représentation; il est hors de question de créer une "religion politique". Il peut évidemment paraître inquiétant pour le gouvernement que le peuple ait reçu l'instruction, principalement philosophique et scientifique pour Condorcet, qui lui permette de l'examiner et, éventuellement, de le contester pour devenir le souverain réel d'une République démocratique et égalitaire.

En Angleterre, à la même époque, Paine analyse son temps de façon similaire : les peuples doivent s'affranchir du double joug des rois et des Églises mais l'intelligentsia britannique considérait encore l'Église comme un moyen indispensable de contrôle social. Paine comme Condorcet refusent de placer la constitution des États sous l'autorité de l'Être suprême. A ce propos, Robespierre, qui fut l'initiateur de ce culte, avait rejeté l'idée de séparation et pour lui l'athéisme demeure honni. Ce n'est qu'après sa mort que la loi de séparation de Boissy D'Anglas sera votée en 1795 et elle sera amplement reprise en 1871 et 1905. Pour revenir à la situation anglaise, Godwin va plus loin encore. Pour lui, le système d'enseignement ne peut être à la charge d'aucune Église mais il ne peut pas non plus incomber à l'État. L'État en tant qu'éducateur est récusé car il inculquerai à la jeunesse la foi en sa propre constitution politique. En Allemagne ce sont Kant et Fichte qui appellent à ôter aux Églises leur rôle directeur. La philosophie doit être le contrepoint à la théologie, c'est le refus de se soumettre sans réflexion autonome aux prétendues injonctions divines. Pour Kant, la philosophie doit être un pôle de liberté critique et s'appliquer aussi bien à la religion qu'à la puissance publique. La liberté d'enseigner doit donc se faire hors de toute injonction d'Église ou d'État.

Mais l'Italie va s'orienter vers une école d'État où est enseigné le patriotisme et la transmission d'une identité nationale. Dans la première moitié du 19e siècle, en contre coup de la Révolution française, l'Église opère en Europe une reconquête des pouvoirs. C'est l'alliance des trônes et de l'autel; l'Église se présente comme l'alliée indispensable de la monarchie pour combattre le "libéralisme" des idées. En France, l'Église se rallie, en apparence seulement, à la Deuxième République et l'État, en contrepartie, redevient son bras séculier : c'est l'intervention de l'armée française à Rome pour rétablir le pouvoir du pape, c'est la répression de 1848 et c'est le vote de la loi Falloux.

Le fossé ne pouvait alors que recommencer à se creuser et la Commune constituera la sanction logique envers une Église qui n'a jamais renié le parti de l'ordre. Auparavant, c'est Proudhon qui va renouer avec les déclarations et espoirs de la fin du 18e siècle. Pour lui, l'éducation chrétienne ne saurait être supportée plus longtemps en tant qu'éducation servile et auxiliaire du pouvoir. Jamais elle n'a eu pour ambition que l'individu en vienne à être capable de s'administrer tout seul. L'école doit donc se libérer de ses influences confessionnelles mais aussi des vérités d'État qui y sont enseignées. A cet argument déjà entendu pendant la Révolution, va s'adjoindre, dans le contexte socialiste et anarchiste de l'époque, celui de l'injustice d'un système éducatif inégalitaire et socialement différencié. Dans une vraie démocratie, le bourgeois comme le prolétaire doivent recevoir la même instruction. Pour Proudhon, l'école ne peut donc qu'être indépendante à la fois de l'Église et de l'État.

Blanqui, quant à lui, ne se satisfait pas d'une simple laïcisation de l'enseignement. Constatant que les mécanismes d'endoctrinement pratiqués par l'Église comme par l'État sont d'une redoutable efficacité, c'est d'une éducation athée qu'aura besoin le peuple après la révolution sociale. Bakounine projette lui aussi l'athéisme comme meilleur et seul moyen de se défaire de l'endoctrinement religieux. La déchristianisation sera révolutionnaire et les églises seront dépossédées de leur fonction cultuelle pour devenir des "écoles d'émancipation humaines". La lutte contre l'Église est la lutte contre l'autorité des prêtres et une simple séparation de l'école et de l'Église ne servirait à rien si l'école demeure sous l'autorité de l'État. Il faut donc, pour Bakounine, lutter contre toute forme d'autorité, y compris celle de l'État puisqu'une école étatique enseignerait "la doctrine du sacrifice populaire à la puissance de l'État et au profit des classes privilégiées".

Marx et Engels s'opposeront à cet athéisme généralisé au nom de la liberté de conscience. Marx abondera dans l'idée que l'"éducation du peuple par l'État est chose absolument condamnable" et prônera lui aussi une double indépendance du système éducatif. L'État ne représentant pas l'intérêt général, l'école est son instrument pour éduquer la jeunesse au service de la bourgeoisie. C'est en cela qu'il a observé avec beaucoup d'intérêt le système éducatif gratuit mis en place par la Commune de Paris et débarrassé de l'ingérence de l'Église et de l'État impérial.

Le long cheminement vers la séparation effective de l'école et de l'Église va trouver sa mise en pratique sous la Troisième République. Mais en contradiction totale avec l'idéal émancipateur de la laïcité, le christianisme va être remplacé par une nouvelle religion, la religion de la Patrie. La charnière du 20e siècle est l'époque des empires coloniaux, on glorifie la mère patrie et, dès l'école, on s'emploie à valoriser l'appartenance du citoyen à sa patrie. Très tôt, on convainc l'enfant qu'il a des devoirs envers elle et l'idée patriotique pénètre de toutes parts les programmes de l'école élémentaire. L'accent est surtout mis sur l'école élémentaire afin d'atteindre la proportion la plus importante de la jeunesse et mieux la souder dans la conscience patriotique. L'amour de son pays implique qu'on soit prêt au "sacrifice suprême". Ce discours rejoint d'ailleurs le discours chrétien où l'individu disparaît au profit de l'institution, où la "guerre juste" est exaltée et où le salut est accordé par la soumission à l'ordre supérieur. Inévitablement, les Églises ont tout intérêt à se placer aux côtés des États dans l'exhortation à la guerre. Les idéaux de liberté et de refus du fanatisme, qui ont conduit à l'éloignement de la religion, se sont donc retournés contre leurs promoteurs.

Pourtant, à la veille de 1914, une résistance se fait entendre dans ce que Benoît Mély nomme une "laïcité critique". Des enseignants refusent qu'un dogme étatiste, fait de colonialisme et d'ardeurs guerrières, remplace le dogme chrétien, le cerveau des enfants étant aussi perméable à l'un qu'à l'autre.

Le travail de Benoît Mély est donc passionnant autant par son exhaustivité que par l'engagement personnel de l'auteur. Il ne s'agit pas, dans son étude, d'une compilation de documents où ne seraient que confirmées des études antérieures. Benoît Mély mène une réflexion et il l'exprime en rappelant ce que doit être la laïcité, c'est-à-dire l'émancipation absolue vis-à-vis de tous les dogmes, et ce qu'elle ne doit pas, l'exaltation d'une identité nationale étroite ou le partenariat entre l'État et l'Église. Cent ans après le terme de la période étudiée, on constate que cette dernière tentation demeure toujours vive.


La thèse :
Sommaire
Introduction
Conclusion
Présentation de la thèse de Benoît Mély


23 février 2005


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