Une tchagra s’est envolée
Bassam Sassi
A une époque où la mode du respect des religions se résume à conférer une nouvelle vie à la censure, Bassam Sassi livre un beau roman pour rappeler l’existence d’une catégorie d'êtres humains niée par les musulman(e)s fanatiques, celle des Arabes athées. D'une plume douce qui ouvre à l'émotion, c'est la difficulté d'être athée en Tunisie qui est le douloureux sujet de Une tchagra s’est envolée.
Après la confiscation de la révolution tunisienne par les religieux ("Ainsi le terme de révolution est-il mille fois galvaudé. Passer d’un régime dictatorial laïc à un régime dictatorial religieux ne constitue pas une révolution."), un avocat revient en 2015 dans son pays d’enfance pour y défendre son fils. Celui-ci, auteur d'"un blog sur les Arabes athéistes, peuple de l’ombre", y est incarcéré dans des conditions abominables. Plutôt qu'un récit linéaire, Bassam Sassi alterne échanges épistolaires du père et relation, par le fils, de la vie de ce père, de son enfance misérable à sa vie à Tunis dans les années 70. Une tchagra est un passereau qui vit en Afrique et dont le vol est aussi celui qui porte loin les rêves de ce père, jusqu'à la fin très émouvante du roman.
Empreinte de la même humanité que son personnage principal, l'écriture est sans violence ni haine et on est convié à cheminer aux côtés du garçon au fur et à mesure de sa découverte du monde et de ses injustices. De la vie harassante au village à celle frénétique et exaltée de la capitale, le jeune Satisfaction Khalil endure dans sa chair l'injustice faite aux petits et aux faibles.
L'islam agit comme une justification du système de domination en place. La rencontre de la religion n'est donc pas celle d'une acceptation béate pour un garçon songeur dont la curiosité requiert des réponses, mais son athéisme devra demeurer dissimulé : "Les athées vivaient de camouflage, de lente progression, ils lui faisaient songer à de longs phasmes progressant sur la branche d’un arbre millénaire, ils étaient fragiles et insaisissables." Puis viennent les années lumineuses où l'étudiant tunisois découvre le pacifisme de Gandhi, s'enflamme pour le communisme et s'engage pleinement dans ces années où la liberté, le progrès social et la pluralité pouvaient devenir un projet politique. Au contraire, l'islam est un monde figé, totalitaire, solide pilier du patron, du puissant, du policier : "Nous voulions tant qu’un Arabe, un Pakistanais, ou un Indonésien puisse un jour affirmer qu’il est athée sans risquer sa vie.".
En accolant ces deux mots, Arabe et athée, l'auteur brise un verrou fermement rivé sur les consciences. Qu'il s'agisse de musulman(e)s obscurantistes niant leur existence ou d'athées français minimisant leur nombre par ignorance, il est grand temps de reconnaître l'existence d'athées arabes, nord-africains, turcs, perses, etc. aussi bien dans les pays dits musulmans qu'en Europe. Il est bien plus urgent de se préoccuper de leur difficulté à vivre et exprimer leur athéisme que de compatir aux lamentations de quelques fanatiques obsédé(e)s par le port d'un foulard arrogant ou oppresseur à l'école, au travail, dans les sorties scolaires, etc.
La désinvolture avec laquelle l'oxymore de "musulmans athées" est employé dans les médias français est une justification supplémentaire de la nécessité du roman de Bassam Sassi. D'autres tchagras devront encore s'envoler avant que les Arabes athées puissent enfin vivre sereinement leurs convictions.
9 février 2014
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