Les femmes et la laïcité
Michèle Tribalat
Conférence à Trappes le 15 décembre 2003
En banlieue parisienne, dans le département des Yvelines, la ville de Trappes fait partie de ces communes à la croissance rapide où l'urbanisme conditionne, pour le meilleur ou pour le pire, la vie sociale. Trappes est aussi connue pour l'activisme musulman qui y sévit : prosélytisme au bas des immeubles et racket sur les marchés auprès des commerçants originaires de pays musulmans. Parallèlement, le nombre de femmes entièrement voilées y a crû depuis quelques années (L'Express 20 novembre 2003, L'Humanité 8 décembre 2003). L'islam politique est principalement représenté par l'Union des Musulmans de Trappes (UMT) qui vient de subir un revers dans sa frénésie à recourir à la justice pour faire taire toute critique des pratiques de certains croyants.
La commune serait-elle donc entièrement abandonnée à des groupes sectaires ? Non, depuis plusieurs années des enseignants réagissent et œuvrent avec énergie à construire une autre alternative que celle imposée par les fanatiques. Ainsi, l'organisation, par l'Association Plaine Horizon et la librairie Le Pavé dans la Mare, d'une conférence sur le thème "Les femmes et la laïcité" fut une initiative autant nécessaire que courageuse. Le public est venu nombreux, environ 200 personnes, dont une vingtaine de militants de l'UMT, disséminés dans l'assistance, avec ses ambassadrices voilées et ses observateurs barbus.
La présentation, par Sylvie Sohier, de l'Association Plaine Horizon s'est attachée à faire connaître les activités multiples de l'association. Initialement constituée autour du refus de la ghettoïsation du lycée de la Plaine de Neauphle, l'association multiplie les initiatives à caractère culturel et citoyen et mène, dans ce cadre, une réflexion sur la laïcité. L'association, qui comprend donc beaucoup d'enseignants, montre une implication ardente pour une meilleure vie commune à Trappes où les enfermements communautaires ne dicteraient plus les relations entre les résidents. Une preuve remarquable que l'engagement pour la laïcité, ici assurément empreint d'une pédagogie de qualité, n'a pas vocation à séparer les diverses options spirituelles mais à mieux contribuer au vivre ensemble par l'émancipation de chacun.
Michèle Tribalat, démographe à l'Institut National d'Etudes Démographiques, a traité d'un sujet qui, s'il paraît naturel actuellement, ne l'a pas toujours été : les femmes et la laïcité. En effet, avant d'énoncer quelques étapes des relations conflictuelles entre l'Etat et l'Eglise catholique, Michèle Tribalat précise utilement que la jonction entre le féminisme et l'action laïque demeure assez récente. Elle y reviendra en conclusion.
Comme les conflits d'intérêts entre le Vatican et l'Etat, sous les diverses formes que ce dernier a connu au cours de l'histoire de France, ne sont pas apparus avec Jules Ferry ou Emile Combes, la conférencière en rappelle quelques épisodes : le combat de certains rois de France contre la papauté (sanctionné, en particulier, par l'excommunication de Philippe le Bel), le refus du Parlement, sous Louis XIV en 1713, d'entériner la bulle papale unigenitus et l'internement de Pie VII à Savone par Napoléon 1er. Des éléments effectivement peu connus qui aident à comprendre, selon Michèle Tribalat, pourquoi la laïcité française relève d'une mise à distance de la religion, incessante concurrente pour l'accès au pouvoir, alors que d'autres nations ont opté pour d'autres systèmes. Invoquant la situation aux Etats Unis d'Amérique où les religions ne subissent pas les contraintes imposées dans l'hexagone, la conférencière a cet avertissement surprenant : "les défenseurs de la laïcité doivent admettre que d'autres groupes aient d'autres choix, c'est la démocratie qui doit trancher."
Le cadre laïque étant défini, Michèle Tribalat aborde la question des femmes en regrettant que celle-ci soit incluse dans les recommandations du rapport de la commission Stasi (140 ko). Elle s'en explique : l'égalité entre hommes et femmes n'est pas seulement victime des religions mais est surtout la conséquence d'un mode de pensée inégalitaire beaucoup plus global, dont les religions ne sont qu'une des parties. Toutefois, l'islam constitue actuellement en France l'ennemi le plus acharné contre l'égalité. Michèle Tribalat examine alors les déclarations de responsables musulmans relativement au dogme sans commettre la généralisation hâtive de se prononcer sur les pratiques des musulmans dans leur ensemble, des comportements peu ou pas connus.
Ainsi, Fouad Alaoui, responsable de l'Union des Organisations Islamiques de France, passe-t-il avec pertes et fracas au crible de la très perspicace analyse de la démographe. Les réactions haineuses d'Alaoui au rapport Stasi dispensent d'une longue exégèse du dogme musulman : Alaoui demeure opposé à une loi contre le port de signes religieux à l'école qu'il assimile abusivement à l'interdiction de pratiquer sa religion. La cible Alaoui détruite, la conférencière dirige ses critiques avec la même adresse vers le tout aussi médiéval Tareq Oubrou. Le très obscurantiste imam de Bordeaux biologise les différences entre les sexes pour justifier une ahurissante infériorité féminine. Michèle Tribalat donne corps à son propos en lisant quelques extraits affolants d'un livre de conversation entre Tareq Oubrou et Leila Babès, paru chez Albin Michel. Elle note que la parution de l'ouvrage en 2002 n'a pas donné lieu aux condamnations qui auraient pu, logiquement, être attendues, preuve supplémentaire de la cécité ou de la mauvaise conscience des commentateurs. Et pour compléter cette galerie de personnages dont on préfèrerait les savoir reclus dans les sables saoudiens qu'en France, Michèle Tribalat révèle que Tareq Oubrou est décrit comme un homme "paisible" et "moderniste" par Xavier Ternisien, le propagandiste islamophile qui pollue le quotidien Le Monde de ses amitiés fondamentalistes.
Avec le calme et l'assurance qui conviennent à l'universitaire dont les propos sont les fruits d'analyses raisonnées, Michèle Tribalat déconstruit avec aisance le discours oppresseur des dignitaires de l'islam : le problème de l'islam n'est pas réduit aux conditions sociales, il est inhérent à la structure de la religion musulmane, plus réticente que jamais à opérer sa réforme. Il est illusoire d'espérer béatement que cesse la misogynie de l'islam en ne convoquant à la tâche que les acteurs sociaux ; il est de la responsabilité des dignitaires autoproclamés de l'islam de procéder à une modernisation de leurs principes, toujours incompatibles avec les Droits de l'Homme. À ce titre, Michèle Tribalat se réjouit de l'initiative du magazine Elle qui en appelle au Président de la République pour interdire le port du voile islamique à l'école. C'est précisément cette voie d'un affrontement sans timidité avec l'islam que les féministes doivent reconnaître comme la leur et cesser de succomber à un relativisme culturel qui les aveugle, recommande-t-elle en conclusion. Michèle Tribalat, comme à chacune de ses prestations, aura donné un exposé dense dont la clarté n'a d'égale que son courage contre un fléau que d'aucuns s'obstinent à ne pas reconnaître comme tel.
Les échanges avec le public se manifesteront par une grande variété d'opinions, reflétant la diversité de l'assistance. À un représentant du Comité d'Information et de Défense de la Laïcité de Saint Quentin en Yvelines (CIADL) qui souhaitait insister sur l'universalisme de la laïcité, l'oratrice confirme ses réticences à la qualifier ainsi : d'autres modèles que la laïcité seraient acceptables du moment que les Droits de l'Homme seraient garantis. Michèle Tribalat argue du fait que la séparation des religions et de l'Etat n'est pas partie des Droits de l'Homme et ne saurait, selon elle, en être inséparable. Cette question mérite débat.
À une intervenante qui croyait voir dans la faillite du modèle d'intégration la cause unique de l'abandon au fondamentalisme religieux, la conférencière rappelle avec brio que l'arriération de l'islam ne peut être mise au compte de l'Etat mais procède uniquement des personnalités extrêmement réactionnaires qui siègent au Conseil Français du Culte Musulman (CFCM). En outre, pour mieux confondre les obscurantistes dans leur misogynie, elle cite une déclaration du Conseil des imams, qui regroupe 460 ministres du culte musulman, où on doit se pincer pour demander confirmation des propos entendus. Ces fossiles d'un autre âge persistent, sans honte, à accréditer les schémas les plus infamants sur les femmes : "le voile est une obligation prescrite par toutes les religions monothéistes par égard pour la femme (...) S'agissant de la femme musulmane, couvrir son corps satisfait en elle un besoin naturel auquel elle répond en toute liberté : c'est un acte en parfaite conformité avec sa nature féminine".. On notera l'incohérence d'un acte "obligatoire" que la femme accomplit "en toute liberté"...
L'islam ne fut pourtant pas la seule religion évoquée au cours de la soirée. La conférence est apparue d'autant plus nécessaire qu'une intervention demandait qu'une distinction soit faite entre le christianisme et l'islam qui ne pourraient être mis sur le même plan. Erreur, répond avec justesse Sylvie Sohier. Les fondements antimodernistes et, le mot est faible, conservateurs du christianisme n'ont pas cessé avec l'accès à la modernité : l'interdiction criminelle du recours au préservatif et le rejet persistant du darwinisme en sont deux exemples éloquents. La théorie de l'évolution des espèces, précisément, est niée avec la même énergie par les élèves musulmans comme l'indique une enseignante dans une intervention judicieuse. L'œcuménisme comme une nouvelle arme pour mieux contester la laïcité en se parant des atours de la tolérance et de l'union interreligieuse.
Les interventions se suivent et se signalent par une grande diversité. Un converti présente sa conception de l'islam, dont on ne sait si elle est partagée par une UMT moins soucieuse de théologie que de tissage d'un réseau politique ; un chrétien souhaite paradoxalement déposséder la laïcité de ses fondements juridiques pour détourner la réflexion vers des aspects symboliques. Mais une jeune femme d'origine algérienne va ramener l'assistance à la réalité quotidienne de l'islam, une réalité crue, dure, impitoyable où on chercherait en vain la mise en pratique de la tolérance. Dans des propos d'une grande intensité, celle qui subit quotidiennement ce que le naïf converti ne croit pas être l'islam, énonce avec une douloureuse émotion la stigmatisation dont elle est victime : ne faisant pas le ramadan, elle a préféré quitter sa commune pendant le mois dit "sacré" afin que sa non-pratique ne soit pas une insulte à sa famille. Un reniement impensable il y a 20 ans confie-t-elle. On ne peut que saluer le courage de cette jeune femme dont l'intervention fut, à n'en pas douter, une épreuve personnelle.
Une musulmane voilée de l'UMT, étudiante infirmière de 22 ans et originaire d'Afrique noire, s'avance à son tour et limite son propos au poncif usuel : l'islam c'est le respect, un raccourci étonnant de 1400 ans d'une histoire pourtant tumultueuse. Sa collègue, dans un accoutrement similaire, verse habilement dans le registre de la victimisation en se déclarant agressée par les regards qui la scrutent et prononce la formule magique qui fera d'elle une humaniste : être musulmane n'est pas incompatible avec la République. Certes, mais personne à la tribune ne l'avait insinué. Quant au refus d'assister à certains cours, il est effrontément justifié comme une décision personnelle à respecter. Ou comment détourner la liberté individuelle au profit de la prétention égocentrique à ne point tenir compte des règles civiques qui assurent à la société sa cohésion.
C'est ce prosélytisme agressif que Kamal Benmarouf attaquera, de la tribune, dans une allocution enflammée. Professeur au lycée de la Plaine de Neauphle et d'origine maghrébine, Kamal Benmarouf se considère avant tout comme un citoyen français pour qui une femme voilée est autant française qu'une autre pourvu qu'elle sache réserver la religion au domaine privé. Et l'enseignant, qui possède une indéniable aisance oratoire, avertit les jeunes femmes qui pourraient considérer avec bienveillance les fanatiques : "revendiquer ses appartenances religieuses à l'école n'est pas acceptable, ceux qui vous le demandent vous trompent !". L'intervenant, qui précise aussi qu'il est musulman, montre une détermination sans faille à combattre les prosélytes et conclut par un vibrant "Vive la république, vive la France !" qui emporte l'adhésion de la salle.
La soirée semblait s'achever sur ces propos rassembleurs lorsqu'une jeune femme demande la parole. Si, jusque là, des opinions divergentes avaient bien été émises, les réactions de l'assistance n'avaient pas donné à voir ce frisson qui parcourt une foule lorsque la bouscule un témoignage accablant, une histoire personnelle qui ne puise pas les racines de sa souffrance dans une culture livresque mais dans le dépérissement intellectuel de ses proches vers l'intégrisme. Cette jeune femme au courage remarquable a osé : elle, dont le père est tunisien, a osé dire sa douleur de voir certains membres de sa famille dévier vers le dogmatisme obscurantiste et intolérant, elle a osé jeter à la figure des trois bigotes qu'en tant que femme son statut d'être humain serait indéfiniment nié par les fanatiques, et cela avec l'appui des versets du Coran et des Hadith. Elle a osé égrener la longue, la très longue, l'insupportable liste des crimes de l'islam contre les femmes : la permission qu'a le mari de frapper sa femme ("en France, quand un homme frappe sa femme, il est jugé et condamné"), la répudiation, la lapidation, la polygamie, etc. La salle murmure de mille bruissements, on veut la faire taire, non ! qu'elle continue répondent les autres, on se passionne pour sa cause. Et elle continue, émouvante mais imperturbable, menue mais solide, dans un éprouvant réquisitoire contre l'oppression. Des auteures sont convoquées pour briser "bien des tabous sur l’islam de France" : Chahdortt Djavann (Bas les voiles !) et la conférencière elle-même (La République et l'islam,
entre crainte et aveuglement), sans oublier le formidable élan impulsé par les Ni putes ni soumises. Les membres de l'UMT sont outrés, on s'ébroue et on piaffe sous les tchadors. Et sur la dissimulation pathologique de leur corps, l'intrépide intervenante lance aux puritaines : "Mesdames, si c’était ça la pudeur, nous serions toutes, ici ce soir, des impudiques !", pour terminer en assénant le coup de grâce : passant pour un représentant de l'islam "modéré", qu'attend le CFCM pour condamner la charia ? La salle vibre et connaît cette onde qui émeut chacun et le révolte. Par sa témérité et sa sincérité bouleversante, cette jeune femme aura bousculé le conformisme ambiant.
Des préoccupations sociales et humanistes de l'association organisatrice au brillant et solide exposé de Michèle Tribalat, poursuivi par l'éblouissant témoignage final, la conférence aura comblé tous ceux qui se reconnaissent dans l'application ferme des principes laïques de non-immixtion du religieux hors de la sphère privée et le refus du prosélytisme communautariste.
24 décembre 2003
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