La Mairie de Paris œuvre à un rapprochement de l'islam et de la science
Fidèle à sa mission de respectabilisation de l'islam, l'Institut des Cultures d'Islam (ICI) organise deux soirées sur la tant désirée coexistence pacifique entre science et islam. L'ICI est un établissement créé par la Mairie de Paris pour inventer, dans le XVIIIème arrondissement, un islam sympathique, moderne et élégant. Le quartier de Barbès mérite pourtant d'autres aménagements urbains que la construction d'un centre cultu(r)el et de mosquées.
La première rencontre a eu lieu jeudi 7 juin 2012.
Autour de Ghaleb Bencheikh, et devant un public de vingt personnes (dont une musulmane voilée), trois intellectuels musulmans sont venus exprimer pourquoi, selon eux, l'islam et la science ne seraient pas contradictoires et pourraient ne pas s'affronter : Abd-al-Haqq (Bruno) Guiderdoni (astrophysicien, directeur de l'Observatoire de Lyon), Inès Safi (physicienne, Laboratoire de Physique des Solides de l’Université de Paris XI) et Mohammed Tahar Bensaada (professeur à la Haute Ecole Ilya Prigogine de Bruxelles). La causerie a eu comme prétexte la publication, par les Éditions Albouraq, de l'ouvrage collectif "Science et religion en islam, des scientifiques musulmans parlent de la science". Al Bouraq est le nom de cet équidé grâce auquel Mahomet aurait grimpé dans les cieux lors du fameux Voyage Nocturne. Pour cette publication, Albouraq a reçu le soutien financier de l'Université Interdisciplinaire de Paris, dirigé par l'inégalable Jean Staune. De la salle qui a accueilli la discussion se dégageait une ambiance chaleureuse et conviviale servie par un sol couvert de tapis, un plafond bas, des divans, des poufs et des bidons de peinture reconvertis en tabourets. Aux murs, des portraits de musulman(e)s dont la moitié de femmes aux voiles souriants et bigarrés, histoire de convaincre que le voile, c'est moderne et pas triste. Une vision de gauche bobo d'un islam rêvé, typique de l'ICI. En 2010, l'ICI avait déjà apporté sa contribution à l'échafaudage jamais stabilisé d'une harmonie entre science et religion.
Si un mot devait résumer la soirée c'est celui du concordisme, honni par tous. Le concordisme consiste à faire coïncider les discours scientifique et religieux, ce qui offre l'infini confort de rassurer le croyant dans sa vénération d'une religion dispensatrice de vérités matérielles. Les trois intervenants, instruits des erreurs commises par le catholicisme dans sa course éperdue après la science, ont tous fustigé cet abandon à une lecture du Coran comme un texte ayant un pouvoir explicatif et prédictif sur le monde physique. Pour Mohammed Tahar Bensaada le concordisme est du "charlatanisme". De même, Abd-al-Haqq (Bruno) Guiderdoni place la confusion totale du concordisme, dont le créationnisme est un avatar, comme un écueil à éviter, au même titre, naturellement, que l'opinion affirmant "qu'on ne peut être scientifique et croyant". L'intervention d'Inès Safi fut par contre plus ambigüe. La physicienne, qui estime que la séparation de la science et de la religion a mené à une impasse, s'est engagée dans l'énoncé des limites du caractère prédictif de la science, ouvrant ainsi un espace pour le mystère inhérent à la foi. Trois observations en mécanique quantique ont été exploitées pour suggérer que la science ne peut plus avancer seule mais requiert un supplément de sens, ici dans son acception mystique :
1/ la sous-détermination : plusieurs théories fort différentes peuvent rendre compte des mêmes observations, la science se trouverait donc seule face au mur du réel ;
2/ la non séparabilité : après la séparation de deux particules liées dans le passé, et malgré l'absence de lien causal résultant de leur éloignement, une mesure physique effectuée sur l'une affectera quand même l'autre ;
3/ la mesure de la position d'une particule suivie de la mesure de sa vitesse ne donnera pas le même résultat que si on procède d'abord à la mesure de la vitesse puis à celle de la position.
En résumé, si la réalité n'est pas accessible au prétexte que "la physique reconnaît ses propres limites", une voie béante s'ouvre alors pour la religion. Dans une intervention ultérieure, en insistant sur cette aubaine que "la science connaît ses propres limites", constat que personne ne songerait aujourd'hui à nier, la physicienne a laissé ouverte une porte supplémentaire en affirmant que "le Coran a stimulé certaines ruptures épistémologiques". Son propos aventureux a été, ici encore, précisé par deux exemples : la nature corpusculaire de la lumière et la possibilité de l'existence de plusieurs univers auraient déjà été envisagées par des théologiens musulmans anciens. L'universitaire s'est donc abandonnée à un argumentaire auquel les catholiques ont déjà eu recours sans succès, aussi bien en astronomie qu'en mécanique quantique, et que j'ai examiné dans Contre Benoît XVI (pages 27 et 28 du fichier PDF). Peu après, Mohammed Tahar Bensaada a veillé à afficher une distance prudente par rapport à ces propos hardis. A mon objection sur ce sujet précis, la suspectant de concordisme malgré ses précautions, Inès Safi se défend d'y succomber : "On ne peut pas utiliser Dieu pour boucher les trous de notre ignorance". Une vidéo sur oummatv.tv (30 avril 2010) est très éclairante sur l’ambiguïté de sa pensée qui reste au milieu du gué, entre la pulsion mystique pour laquelle la notion de dieu est un englobant duquel tout procède, et l'exigence scientifique qui lui interdit de céder à la tentation du concordisme.
Un obstacle pratique majeur à la mission des intervenants réside donc dans l'aspiration obsessionnelle, par de nombreux jeunes musulmans, à une cohérence, aux vertus autant magiques qu'esthétiques, entre le discours coranique et les connaissances scientifiques. Dans le public, deux d'entre eux sont intervenus, préoccupés par ce dilemme. Cette propension à considérer la religion comme délivrant un discours de vérité matérielle sur le monde (ce que la Bible et le Coran font à longueur de page) est au moins aussi préoccupante pour les intervenants que l'athéisme militant. Les librairies musulmanes qui diffusent cet obscurantisme pullulent à Paris. On imagine bien la douleur du jeune musulman rivé à un texte dont il vénère chaque virgule quand des scientifiques, incarnant une autorité dont il est friand, lui conseillent plutôt de ne point en faire un livre de science. Une douleur à la hauteur des arabesques intellectuelles que les trois orateurs ont été contraints de forger pour concilier l'inconciliable.
Mais la tentation du concordisme n'a pas accaparé la soirée et les échanges entre scientifiques et théologiens, ainsi que la question du sens, ont aussi été abordés. Abd-al-Haqq (Bruno) Guiderdoni fit son introduction sur le premier point, au moyen d'une grande exagération en n'hésitant pas à parler de "grand mouvement international de dialogue" entre scientifiques et religieux alors que les scientifiques actifs en cette impasse sont peu nombreux. Plus tard, Inès Safi a dressé un constat plus juste de la situation : "dans nos labos, il y a une majorité de scientifiques qui restent matérialistes". Sur le second point, l'introduction de sens dans l'activité scientifique fut en fait le guide de la soirée, l'antienne classique pour désigner la science sans conscience. Mon objection a porté sur le fait que la quête mystique des orateurs pouvait aussi bien laisser la place à deux autres options : l'humanisme et l'absurde. La quête du sens s'établit bien souvent sur un a priori non dit : l'existence, considérée comme acquise, de ce sens. Plutôt que chercher quel est le sens à l'existence, mieux vaudrait d'abord s'interroger sur l'existence ou pas de ce sens. En d'autres termes, l'existence (du monde, de l'espèce humaine) ne relèverait-elle pas plutôt de l'absurde ? Comme la religiosité est d'abord une quête de sens face à la peur du néant, l'absurdité du monde renvoie promptement la foi à une simple activité psychologique. Mais pour Mohammed Tahar Bensaada, l'évidence du sens résulte nécessairement de la croissance de la complexité tout au long du développement de l'humanité.
Le prochain rendez-vous de l'ICI aura lieu jeudi 14 juin avec un plateau varié et œcuménique pour espérer réconcilier science et religion.
12 juin 2012
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