Destruction massive de la laïcité et de l'histoire de France au Vatican




Benoît XVI ne pouvait rester insensible à l'exaltation exprimée dans la Lettre aux éducateurs. Placer le mystique au centre de l'existence et soumettre l'individu à des intérêts supérieurs qui l'écrasent répondent précisément à son projet de recléricalisation des sociétés laïcisées et l'adoubement du président français comme chanoine de la basilique de Saint-Jean-du-Latran en a été une pierre supplémentaire. L'affaire n'est pas nouvelle : depuis Henri IV, le chef de l'État français reçoit automatiquement ce titre qu'un véritable défenseur de la laïcité recouvrirait promptement d'un mouchoir au fond de sa poche. Rien de tel pourtant pour Jacques Chirac qui avait complaisamment goûté son intronisation en 1996. Et si Chirac l'a fait, Sarkozy ne saurait s'en priver. Ce 20 décembre 2007, au Vatican, il a souhaité montrer que rien de grand et de beau dans le monde catholique n'est un habit trop large pour ses épaules. Pour le nouveau chanoine, "nous avons besoin de la contribution de l'Église catholique comme des autres courants religieux et spirituels pour éclairer nos choix et construire notre avenir", ce qui autorise une conception très cléricale de l'histoire de France : "la laïcité n'a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes". Après le diplôme de chanoine, bientôt celui de rabbin ou d'imam ?

L'entrevue de vingt-cinq minutes avec le chef de la troupe vaticane fut suivie par une déclaration de guerre plus exhaustive contre la laïcité. Dans le Palais du Latran, au cours d'une véritable homélie, le président de la République Française a minutieusement contesté, détourné, détruit un siècle de laïcité, deux siècles d'émancipation vis-à-vis de la religion et deux millénaires d'héritage gréco-romain. Il n'aura fallu qu'une heure pour un tel prodige. Détournement de la laïcité, contrefaçon de l'histoire de France et promotion des religions en ont été les lignes directrices. Le sommet en fut, incontestablement, l'affirmation de la supériorité du prêtre sur l'instituteur : "Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance. "

Détournement de la laïcité

Quant un concept à portée universelle rencontre un assentiment général mais demeure subversif pour certains aux intérêts ainsi contestés, s'en déclarer l'opposant irréductible est une faute de stratégie. Le redéfinir à son goût tout en s'en déclarant un partisan indéfectible permet de berner les naïfs et miner des avancées conquises de haute lutte. C'est ainsi que la Ligue Islamique Mondiale a inventé l'oxymore de la Déclaration Islamique des Droits de l'Homme dans laquelle on chercherait en vain la promotion de l'émancipation individuelle. Même chose pour l'affirmation d'une démocratie chrétienne qui trouverait ses fondations dans la Bible, fondations tant enfouies que l'archéologie ne suffit à les déterrer. Nicolas Sarkozy, président de tous les Français et bienfaiteur de toutes les religions, a apporté plus que quelques virgules ou épithètes dans une manipulation linguistique qui avait commencé bien avant lui : le détournement de la laïcité. Après la "laïcité ouverte" ou "plurielle" imaginée depuis quelques années par des cléricaux effrayés par la distanciation croissante vis-à-vis des religions, l'auteur de La République, les religions, l'espérance (Les Éditions du Cerf, 2004) a choisi le Palais du Latran pour caresser la mine réjouie des prêtres avec l'invention d'une "laïcité positive". L'autre, l'historique, la libératrice, l'exigeante, qu'il souhaiterait ancienne, apparaissant alors comme la "négative".

Une laïcité "positive" est "une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout". L'objectif, la mission en fait, consiste à "rechercher le dialogue avec les grandes religions de France et d'avoir pour principe de faciliter la vie quotidienne des grands courants spirituels plutôt que de chercher à le leur compliquer". On n'exprimerait pas autrement une politique de promotion étatique des religions, devant laquelle le traditionnel cléricalisme fait figure d'amateurisme désuet. Nicolas Sarkozy apporte ce que les plus aigris des calotins n'osait pas même solliciter de leur idole dans leurs plus secrètes prières. Et pour œuvrer au rapprochement de la puissance publique et de l'Église, les volontaires sont désignés sans plus attendre par le sermon présidentiel : "la France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d'affirmer ce qu'ils sont et ce en quoi ils croient", "de catholiques heureux qui témoignent de leur espérance", et, enfin, "de catholiques pleinement chrétiens, et de chrétiens pleinement actifs". Prier plus pour travailler plus, tel est le nouveau catéchisme présidentiel. Jusqu'à encourager un prosélytisme sans frontière, dans un abandon ahurissant que les plus cléricaux des prêtres, imams, rabbins et autres gourous n'auraient jamais osé solliciter : "Partout où vous agirez, dans les banlieues, dans les institutions, auprès des jeunes, dans le dialogue inter-religieux, dans les universités, je vous soutiendrai. La France a besoin de votre générosité, de votre courage, de votre espérance."

Mais le travail est, pour partie, déjà réalisé : en 2002 Lionel Jospin, alors Premier ministre, avait mis en place une structure de dialogue avec l'Église, ce dont Nicolas Sarkozy n'a pas manqué de se réjouir devant ses nouveaux amis du Palais du Latran ("Ce n'est qu'en 2002 qu'elle [la République laïque] a accepté le principe d'un dialogue institutionnel régulier avec l'Église catholique"). De même que la République n'est pas omnipotente et que la béquille de la religion serait destinée à combler ses lacunes intimes, "la morale laïque risque toujours de s'épuiser quand elle n'est pas adossée à une espérance qui comble l'aspiration à l'infini". Si la laïcité est "un fait incontournable dans notre pays", elle ne le serait pas moins que "le baptême de Clovis" (alors que sa datation historique demeure en débat). En outre, les partisans de "l'interdiction des signes ostentatoires à l'école" figurent au même rang que les défenseurs de "la liberté scolaire", en référence aux partisans d'une éducation confessionnelle. Quant à l'anticléricalisme, Sarkozy en fait un adversaire dont il croit qu'il a été "désarmé".

Au-delà du nouvel adjectif positif dont elle est affublée, la laïcité est, paradoxalement, surtout délimitée négativement. Elle a été la cause de "souffrances que sa mise en œuvre a provoquées en France chez les catholiques, chez les prêtres, dans les congrégations, avant comme après 1905." La loi de 1905 ne serait pas un "texte de liberté, de tolérance, de neutralité" car cette conviction est, selon le nouveau chanoine, "une reconstruction rétrospective du passé". Fait aggravant, la laïcité, dans son acception actuelle, serait aussi "la négation du passé" en voulant "couper la France de ses racines chrétiennes". La situation semble à ce point alarmante pour Nicolas Sarkozy que le terme de "crime" ne lui semble ni trop fort, ni caricatural de son exécration d'une stricte séparation entre l'État et les religions. Et celui qui, en avril 2007, a su dépouiller le Front National de ses électeurs à son propre avantage, accouple "l'identité nationale" et "les racines chrétiennes" en intimant à la laïcité d'y laisser bon ordre.

Manipulation de l'histoire de France

Nostalgie d'une religion qui guide l'individu de sa naissance à sa mort mais aussi inscription de la France, et donc de son premier personnage, dans un sillage des plus illustres, complètent le portrait très voyant d'un président aux allures monarchiques. Goût du luxe et des honneurs, de ce qui passe pour grand et beau, c'est une indigestion permanente qui est livrée à la gueule des courtisans. De peur que la vox populi ne l'encense pas suffisamment ou oublie les bénédictions qu'elle lui doit, Nicolas Sarkozy a aussi inscrit sa présence aux côtés de l'Église dans la lignée de Clovis, Pépin le Bref, Henri IV. Manquent Louis XIV et Napoléon, dont on peut supposer qu'il seront convoqués ultérieurement pour contribuer à la grandeur du bonhomme, quoique Napoléon ne soit pas précisément le bienvenu sous les ors romains.

Nicolas Sarkozy fait sienne l'imposture d'un baptême de Clovis qui ferait de la France la "Fille aînée de l'Église". "Les faits sont là", manière de clore le débat. Mieux que ne le ferait un ambassadeur français au Vatican, le président ressasse "ce lien si particulier qui a si longtemps uni notre nation à l'Église". En rappelant que "tout au long de son histoire, les souverains français ont eu l'occasion de manifester la profondeur de l'attachement qui les liait à l'Église et aux successeurs de Pierre", il imprime son propre nom au bas de cette lignée entrée dans l'Histoire. Il martèle que "les racines de la France sont essentiellement chrétiennes", "les racines chrétiennes de la France sont aussi visibles dans ces symboles que sont les Pieux établissements, la messe annuelle de la Sainte-Lucie et celle de la chapelle Sainte-Pétronille", et veille à établir que ces racines relèveraient d'une véritable union où chacune se nourrirait l'une de l'autre : "la foi chrétienne a pénétré en profondeur la société française [...] Et la France a apporté au rayonnement du christianisme une contribution exceptionnelle.", de même que "le christianisme a beaucoup compté pour la France et la France beaucoup compté pour le christianisme." La tentation gallicane n'est pas loin.

La religion, partenaire obligé de la République et de l'existence humaine

Au-delà du mépris de la laïcité et de la réécriture de l'histoire nationale, c'est la religion de façon générale qui passe pour un constituant intime de l'individu. Pour ce faire, Nicolas Sarkozy rejette qu'une émancipation totale vis-à-vis de la religion puisse apporter à chacun liberté et pleine affirmation de soi. La foi religieuse lui apparaît comme une nécessité intrinsèque et, dans cette conception globalisante, il inclue l'ensemble des Français dans son propre mysticisme : "Le fait spirituel, c'est la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance." Tous les hommes (et les femmes). Vivre sans la béquille de la transcendance et ne pas s'aventurer dans la quête du sens de l'existence sans s'abandonner à des chimères irrationnelles sont insupportables à sa conception absolutiste de la psychologie individuelle. Ainsi, l'ensemble de la population française est convoquée au chevet du cardinal Lustiger : "J'ai tenu à participer à ses obsèques car aucun Français, je l'affirme, n'est resté indifférent au témoignage de sa vie, à la force de ses écrits, et permettez-moi de le dire, au mystère de sa conversion." Le pronostic de Nicolas Sarkozy trouve en fait une justesse imprévue si on inclut dans cette sensibilité au "témoignage de sa vie, à la force de ses écrits" l'aversion de beaucoup pour les convictions antirépublicaines et antilaïques de l'ancien archevêque...

Le prêche de l'impétrant chanoine accumule les marques de servilité à l'égard de Benoît XVI, comme un enfant de chœur dévoué marchant dans les pas de son évêque. Les points de convergence avec le pape sont souvent rappelés, les prières que celui-ci offre "pour la France et le bonheur de son peuple" touchent la sensibilité du président, lequel lui souhaite en retour la bienvenue à l'occasion de son voyage à Lourdes prévu pour 2008, "quelles que soient les étapes de son séjour".

Que tous les Français ne soient pas catholiques importe peu puisque "la religion catholique [...] est notre religion majoritaire", négligeant (ignorant ?) que les catholiques réellement croyants ne sont qu'une minorité (selon un sondage CSA effectué en 2006 pour Le Monde des religions, à peine la moitié des personnes se décrivant comme catholiques croiraient effectivement en Dieu, soit 26 % de la population française...). On peut d'ailleurs s'interroger sur cet étrange "notre" qui ne fait rien moins que présenter le christianisme comme un attribut du fait d'être français.

Mais qui encense les religions ne peut le faire sans céder à cet obscurantisme antiscientifique consubstantiel aux mythologies religieuses. L'énumération d'une série d'activités qui peuvent conférer un sens à la vie (en admettant que cette question, très anthropocentrique, en ait un) comme la fondation d'une famille, la recherche scientifique, le combat pour des idées ou la direction d'un pays (Nicolas Sarkozy est lui-même en permanence au centre de ses propres réflexions) est prétexte à une énormité à laquelle la biologie a déjà répondu : ces activités "ne savent pas expliquer ce qui se passe avant la vie et ce qui se passe après la mort." Pourtant, la réponse est simple : rien. La matière préexiste à la pensée comme à la vie et le néant intellectuel et biologique qui les précède comme celui qui les suit ne saurait choquer aucun rationaliste. Le mystique Sarkozy avoue ici sa fascination, qui est habituellement une dépendance, pour le mystère, déjà rencontré dans la Lettre aux éducateurs.

Préoccupé autant par le souci de complaire à la cohorte d'ensoutanés qui l'écoutaient religieusement que par la considération de sa propre personne, Nicolas Sarkozy a osé un parallèle entre la fonction de président et celle de curé. On ne sait si les émissaires de Benoît XVI ont acquiescé à cette tentative de rapprochement mais le président a multiplié les argument avec force lyrisme et mots doux : "Sachez que nous avons au moins une chose en commun : c'est la vocation. On n'est pas prêtre à moitié, on l'est dans toutes les dimensions de sa vie. Croyez bien qu'on n'est pas non plus Président de la République à moitié. Je comprends que vous vous soyez sentis appelés par une force irrépressible qui venait de l'intérieur, parce que moi-même je ne me suis jamais assis pour me demander si j'allais faire ce que j'ai fait, je l'ai fait. Je comprends les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation parce que moi-même je sais ceux que j'ai faits pour réaliser la mienne. " Un cri du cœur présidentiel qui attendrirait jusqu'au plus rigide des théologiens.

Mais il est un sujet sur lequel le contempteur de l'Église s'abstiendra de se mettre en scène. L'évocation de "ce monde paradoxal, obsédé par le confort matériel" ne s'accompagne d'aucune réflexion, ou témoignage, sur sa perception personnelle de ce confort. Et pour cause : on sait le goût du luxe, de l'argent, du pouvoir, du bien immodeste soldat de l'Église Sarkozy. Nul doute qu'aucun cardinal ne lui tiendra rigueur de ses vacances luxueuses autant qu'arrogantes à Wolfeboro aux Etats-Unis d'Amérique (août 2007), à Louxor (Noël 2007) ou à l'Île de Malte (juste après son élection en mai 2007). C'est sur un yacht du milliardaire Vincent Bolloré, PDG de Havas et d'un conglomérat d'autres entreprises dans des secteurs variés, qu'il passa son séjour maltais, emmené par un Falcon 900 propriété du même dont un autre jet privé l'a pareillement transporté à Louxor. Quant à son séjour à Wolfeboro, il en coûta 44 000 euros pour deux semaines à des amis fortunés (Le Monde 19 août 2007). Flambeur sans être flamboyant, populiste pour être populaire, à l'arrogance qui confine au vulgaire, le Président français est alors devenu la risée des médias européens à l'occasion de son escapade égyptienne (Le Monde 27 décembre 2007).


25 mars 2008


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