L'Irréductible
Giordano Bruno face à l'Inquisition
Jean Rocchi
Éditions Syllepse 2004
(Note du 1er octobre 2008 : à propos des pratiques crapuleuses des Éditions Syllepse)
Plutôt qu'un essai supplémentaire sur la vie, et surtout la mort, de Giordano Bruno, les Éditions Syllepse ont eut la bonne idée de publier une fiction historique de Jean Rocchi retraçant la dernière année de captivité du penseur italien Giordano Bruno. Dans sa geôle romaine, Giordano Bruno souffre, s'affaiblit, guette de rares signes d'une vie humaine au-dehors de la prison. La torture, il y a déjà goutté et il y gouttera encore : l'Église catholique, jamais rassasiée de sa goinfrerie d'esprits non conformes, le harcèle pendant sept années d'une captivité immonde. Quel est le crime de Bruno ? Il n'a pas tué, pas volé, pas même agressé quiconque physiquement. Non, il a simplement pensé. Pensé l'infini d'un univers précisément sans borne, pensé l'héliocentrisme dans la continuité de Copernic, pensé la vie ailleurs que sur Terre et pensé une autre forme de divinité que celle imposée par le dogme catholique. Il n'en fallait pas plus pour que la secte des tyrans le fasse croupir pendant des années dans l'attente d'un simulacre de procès. On s'attacherait ainsi moins à débattre des questionnements philosophiques du natif de Nola qu'à extirper ce poison, cette verrue qu'est la pensée libre et non-sujette à l'emprise des bourreaux du Vatican.
Jean Rocchi nous donne à voir l'agonie de Bruno, sa lente décrépitude physique pour mieux rendre sa formidable intégrité intellectuelle, son extraordinaire courage devant les censeurs qui en veulent à sa doctrine, c'est-à-dire à sa chair. Des multiples injonctions à abjurer sa philosophie, les maîtres du Vatican ne recueilleront, finalement, qu'un somptueux soufflet : "je vous dis que je ne dois pas ni ne veux me rétracter et qu'il n'y a pas matière à me repentir." Le pape et sa cohorte de valets ne peuvent que constater leur échec. Giordano Bruno sera brûlé vivant le 17 février 1600 pour la plus grande gloire de cette idée de "dieu".
Mais la fiction de Jean Rocchi n'est pas seulement une recension à peine imaginaire des derniers mois de la vie de Giordano Bruno ; elle est avant tout sa défense contre, au mieux, les raccourcis des uns et, au pire, les attaques des autres. Les premiers, au motif que Bruno était tout sauf un matérialiste (mais Kepler l'astrologue et Newton l'alchimiste l'étaient-ils plus ?), ce que personne ne conteste, lui refusent d'avoir pu inspirer le développement de la science et de la liberté de rechercher dans quelque direction que ce soit. Les seconds, animés par des rancœurs cléricales, se rassurent en faisant remarquer que ses conceptions sur la divinité en avaient fait un hérétique et qu'il n'a eu, finalement, que ce qu'il méritait. Jean Rocchi, au contraire, nous donne à voir la perversité de l'Église catholique, son refus de la dispute, au sens moyenâgeux du terme, et son amour de la persécution. Bruno n'est pas cet illuminé dont les convictions ne serait qu'un amas informe de visions désordonnées et leur justesse le résultat d'un pur hasard. Giordano Bruno le mystique inscrit au contraire ses idées dans le renouvellement de la pensée, loin du carcan catholique et que la postérité, espère-t-il, saura reconnaître.
Mais auparavant, avant le texte de Jean Rocchi, on se délectera du pamphlet de Marc Silberstein, président de l'Association pour les études matérialistes, dont le titre suffit à en deviner l'essence : De la nécessité « mécréantielle » de défendre un hérétique ou comment Jean Rocchi, par la voix calcinée de Giordano Bruno, nous donne à penser la permanence du combat contre l'obscurantisme religieux. C'est d'une plume alerte et franche dans sa défense du Nolain qu'il rappelle le besoin impérieux, aujourd'hui, que d'autres Giordano Bruno se dressent contre la norme, les dogmes et l'autorité afin que ces cendres n'aient pas été vaines. Si son bûcher est froid, l'oppression religieuse construite autour de l'illusion de "dieu" n'en finit pas soumettre la pensée libre à la question. Quand une intelligentsia bien pensante de gauche se couche sans grimacer en direction de La Mecque devant les partisans du voile musulman, cette "incarcération textile", il est plus que jamais nécessaire de reprendre le flambeau de la contestation radicale de la toute-puissance des Églises et autres sectes. Être révolutionnaire ce n'est pas partir en quête d'une nouvelle théologie de la libération, qui ne serait qu'une copie mortifère et incurablement misogyne de la précédente, mais c'est se déclarer "apostat, universaliste, antinational, humaniste, athée". On ne peut que souhaiter que la verve et la force des convictions de l'auteur, assorties par la solidité de ses références, soient l'annonce de plus longs développements livresques de cette résistance farouche aux tromperies religieuses.
L'ouvrage de Jean Rocchi est publié dans la collection Matériologiques aux Éditions Syllepse.
19 mai 2004
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