Prodigieuses créatures
un roman de Tracy Chevalier
La Table ronde, 2010
Dans l'Angleterre du début du XIXème siècle, beaucoup de verrous empêchent encore la société de s'émanciper. C'est par une formidable histoire d'amitié entre deux femmes que la romancière Tracy Chevalier nous fait découvrir un milieu où les conventions et les interdits régissent les rapports entre hommes et femmes, entre riches et pauvres, entre instruits et incultes. Des éclairs de liberté et d'indépendance vont pourtant surgir pour illuminer ce qui fut d'abord une histoire vraie.
Mary Annings et Elisabeth Philpot n'auraient jamais dû se fréquenter. La première est une fille pauvre et inculte, la seconde une jeune femme instruite qui vit d'une rente. Deux éléments vont les rapprocher : l'un avoué, la passion de tous les instants pour les fossiles, leur recherche (leur "chasse") comme la compréhension de leur nature, et l'autre inavoué, leur échec amoureux avec les hommes. Dans les années 1800 - 1820, c'est le français Cuvier qui règne en maître sur la paléontologie naissante et les fossiles suscitent le désintérêt ou la peur dans la population. A Lyme Regis, sur la côte sud de l'Angleterre, la vie de Mary Annings est une course sans fin pour éponger les dettes familiales : trouver les fossiles que la marée daigne lui confier, les nettoyer, les vendre. Ammonites, bélemnites, gryphées, crinoïdes, tout est bon pour gagner quelques pièces et survivre avec sa mère dans un quotidien misérable. Elisabeth Philpot, avec ses deux sœurs, aurait pu se contenter d'une existence oisive, oscillant entre les salons, les danses et les visites d'amis. Instruite et intelligente, elle trouve dans la collecte de fossiles une quête qui dépasse la simple accumulation possessive propre à toute collection : qu'est-ce qu'un fossile ? D'où cela vient-il ? Ne s'agit-il, comme certains le croyaient alors, que d'animaux morts récemment ou issus d'espèces actuelles pas encore découvertes ? Bercés par le confort de leur naissance, les riches, eux, amassent les fossiles mais n'en sont pourtant pas des "chasseurs". Jamais un lord ne plonge ses mains dans la glaise ou n'arpente les plages du Dorset sous la pluie froide : l'argent remplace le marteau et le burin pour constituer une collection dont on se lassera peut-être ou qui sera revendue pour accroître une fortune.
Mais un évènement majeur va s'inviter dans l'Histoire, un de ceux qui font que, ensuite, rien ne sera comme avant. La découverte par Mary Annings d'un ichtyosaure va convoquer la science dans la vie des deux femmes. Pris tout d'abord pour un crocodile, des doutes vont poindre peu à peu chez Elisabeth Philpot : en rassemblant les traits d'un poisson (ichtyo) et d'un saurien (saure), le fossile est d'un type jusque-là inconnu. Les implications religieuses sont ravageuses : pourquoi "Dieu" aurait-il créé une espèce animale pour, ensuite, la laisser disparaître ? L'animal fut-il emmené par Noé dans son Arche ? Pour le protestantisme, la question est inconcevable, ce qui constitue le plus sûr moyen de ne pas y répondre. L'Angleterre est partagée entre de nombreuses sectes (Anglicans, Dissidents) mais toutes professent les absurdités bibliques à la lettre et admettent une création de la Terre environ 4000 avant JC. Parmi les rares personnes instruites de Lyme Regis, le révérend local ne sera bien sûr d'aucune aide ; la crainte du blasphème en empêche beaucoup de voir dans l'ichtyosaure autre chose qu'un vieux tas d'os dont on ferait mieux de se débarrasser. Pour Mary, par contre, l'animal pétrifié est l'espoir d'une vie moins inconfortable par la somme qu'il lui rapportera. Pour Elisabeth, la trouvaille, qui sera suivie de plusieurs autres (ichtyosaures, plésiosaure), est le catalyseur qui lui fera oser débattre, oser parler d'égale à égal avec les hommes, oser s'affirmer comme un être doué de raison et de jugement sans courber l'échine devant le statut de la femme faible et mineure à vie.
Plus qu'une aventure de chercheuses de fossiles, la véritable force du roman réside dans la peinture sociale d'un monde où la femme n'existe pas, ne pense pas, dont les déplacements et les attitudes sont examinés et jugés, un monde où les aristocrates brillent par leur suffisance et leur médiocrité intellectuelle, un monde où, enfin, une nouvelle science s'éveille avec ses interrogations et ses errements. Dans cette société d'hommes, une femme ne peut compter que sur sa propre détermination pour s'extraire de la condition qui lui est imposée et espérer humer le parfum de la liberté et de l'indépendance.
Enfin, le roman de Tracy Chevalier présente une paléontologie balbutiante. Quand l'excitation grandit devant les découvertes de Mary, les questions scientifiques et philosophiques s'amoncellent et sont très lourdes de menaces pour une religion rivée à des certitudes bibliques archaïques. Les "prodigieuses créatures" tapies dans la roche pendant deux cents millions d'années annoncent un avenir périlleux pour le christianisme.
15 mai 2012
|