Le délit de blasphème au Pakistan



La liberté d'expression, si elle est garantie dans les textes de nombreuses démocraties, souffre souvent d'une importante restriction par la reconnaissance du délit de blasphème. La notion est d'autant plus inquiétante que sa définition, peu précise, recouvre une large gamme de situations: peut être considérée comme blasphématrice toute critique d'une croyance, qu'elle soit de nature théologique ou humaniste, humoristique ou acide et qu'elle s'exprime en privé ou publiquement. Le Danemark punit ainsi toute moquerie publique d'une religion, et la réclusion est aussi possible en Finlande. Ces exemples ne sont pas isolés en Europe.

La France est par contre un des rares pays où le blasphème n'a pas de valeur devant un tribunal, du moins en métropole hors Alsace Moselle, ce qui n'interdit pas les salves récurrentes de l'Eglise et de groupes catholiques traditionalistes contre les "atteintes à la sensibilité chrétienne".

Mais parmi les nombreuses théocraties de la planète il en est une qui, bien que retenant peu l'attention sur le ring médiatique, s'affirme de plus en plus répressive contre la critique de la religion dominante. Le Pakistan est en effet un consciencieux persécuteur de la liberté d'expression, soucieux de réprimer la moindre déviance sur le plan religieux par l'application de la charia, la loi islamique. Le pays est actuellement dirigé par le général Musharraf à la suite d'un coup d'état survenu en octobre 1999 qui a démis le Premier ministre Nawaz Sharif de ses fonctions.

La dernière accusation en date a mis derrière les barreaux l'universitaire Younus Shaikh. Celui-ci est accusé par des étudiants d'avoir blasphémé en prononçant qu'avant l'apparition de l'islam ni Mahomet ni ses parents n'étaient musulmans. Plutôt que de susciter un débat philosophique entre exégètes, la question sera donc plus facilement tranchée dans un tribunal. Le professeur Younus Shaikh fut arrêté le 4 octobre 2000 sans pouvoir bénéficier des conseils d'un avocat et son procès est actuellement en attente. L'universitaire courageux risque la peine de mort. Comme l'indique une loi de 1985 adoptée pendant la dictature du général Zia ul Haq, article 295-C du code pénal, la condamnation à mort est requise pour le blasphème. Cette loi avait aussi pour ambition de rallier au général les intégristes musulmans. Younus Shaikh est président d'une organisation de défense des droits de l'homme et sa situation a alors pu retenir l'attention de la communauté internationale, une campagne agit pour sa défense.

Le calvaire enduré par Younus Shaikh prend sa place dans la longue liste des accusations et condamnations pour blasphème au Pakistan. En avril 1998, un chrétien de 25 ans est condamné à mort pour s'être exprimé positivement à propos de Salman Rushdie en public, propos assimilés à des insultes contre Mahomet. Un écho international avait été donné à cette condamnation par le suicide d'un évêque quelques jours plus tard, en réaction à la loi contre le blasphème. Les chrétiens représentent 2% de la population pakistanaise et côtoient d'autres minorités telles que les hindous et les sikhs. L'accusation de blasphème est en fait habilement utilisée dans beaucoup de conflits qui peuvent n'avoir aucune connotation religieuse afin d'obtenir des compensations financières ou des terres. 200 chrétiens auraient été condamnés pour blasphème jusqu'en 1998.

Le délit de blasphème peut aussi frapper des groupes musulmans qui ne seraient pas conformes à l'islam comme les Ahmadis. 28 d'entre eux ont été accusés de blasphème en 1998. En septembre de la même année c'est un musulman qui fut condamné à mort pour s'être attribué le nom de Mahomet. Même sentence en août 2000 pour un commerçant s'affirmant prophète. La justice voit aussi ses tentatives de clémence réprimées par des groupes religieux: un juge a été assassiné en 1997 pour avoir décrété, en 1995, l'acquittement d'un condamné à mort dans une affaire de blasphème. Et la presse n'est pas épargnée avec la condamnation de deux journalistes à 17 ans de prison fin 2000, toujours pour blasphème.

La liberté de croire ou de ne pas croire et de débattre des convictions de l'autre, de celui qui est différent, assure à chacun l'égalité avec ses concitoyens en même temps qu'elle garantit la stabilité de leur coexistence. La laïcité reste le seul système politique respectant ces deux impératifs. La confusion du religieux et du politique ne peut qu'établir un rapport de domination d'un groupe sur les autres.


16 février 2001



    Contact