LIBÉRATION

 


  Le silence est fait aujourd'hui sur ceux qui sont areligieux, comme si c'était honteux. Mais les religions n'ont pas le monopole des valeurs.

La parole aux incroyants

Par Juliette MINCES
Juliette Minces est écrivain.

Le mardi 14 mai 2002


Les valeurs humanistes existent aussi et fortement chez les non- croyants, les agnostiques, les libre-penseurs, les athées, objets pourtant d'anathèmes de la part des dévots.

La religion est remise à l'honneur. De nombreux débats, y compris politiques, s'y réfèrent pour discuter de la crise actuelle des sociétés occidentales. Pourquoi pas. Ayant perdu une bonne part de leur arrogance ­ du moins dans le monde occidental ­ (je ne parle pas des fondamentalistes de tous bords), les grandes religions monothéistes n'exigent plus d'être les référents uniques. Il est vraisemblable que la montée de l'islam, du développement de ses pratiques dans des terres naguère exclusivement chrétiennes et la revendication de ses adeptes d'y avoir, à juste titre, une place reconnue, n'y est pas pour rien.

Le «déficit du religieux» que l'on déplore actuellement ne concerne en fait que les chrétiens. Mais cette déploration n'a rien à voir avec l'inculture de la majorité des jeunes de nos sociétés, inculture qui les empêche d'accéder à des oeuvres du passé, n'ayant guère acquis les références nécessaires à cet effet. Elle est plutôt de l'ordre de l'idéologie et de la restauration de «valeurs», plutôt que de spiritualité, et qui ont jusqu'au milieu du siècle passé contribué à maintenir un certain «ordre».

Ceci posé, remettre en avant le phénomène religieux, admettre le besoin de croire, reconnaître le cadre que créent pour leurs adeptes les trois religions monothéistes, pourquoi pas.

Si, parmi d'autres facteurs (la culture notamment, lorsqu'elle est ouverte), celles-ci aident les individus à se sentir moins seuls et leur apportent cette part de transcendance dont, paraît-il, l'homme a besoin, pourquoi pas.

Si elles les aident à retrouver les cadres moraux qui leur permettent de vivre ensemble, sans discriminations, en établissant enfin un véritable dialogue sans hypocrisie, pourquoi pas.

Elles se sont manifestées récemment dans la sphère politique en appelant à voter contre Le Pen. Leurs arguments étaient honorables et la fermeté de leur choix était cette fois sans ambiguïté. C'est bien.

Mais cette remise au premier plan des religions inspire quelques réflexions qui n'ont rien à voir avec la foi des individus. Nous sommes dans un pays démocratique où personne n'a le droit d'intervenir en faveur d'une religion ou contre elle. A la condition que ses adeptes se plient aux règles démocratiques. C'est une affaire plus ou moins entendue.

Les religions par ailleurs ont produit des cadres de vie, des «civilisations des moeurs», des civilisations tout court que l'on ne peut et ne doit pas renier. Elles sont ­ ou ont été ­ des porteuses d'espérance, tant pour les peuples que pour les individus. Mais elles ont été aussi productrices de destructions, de désordres, de guerres, parfois parmi les pires, par leur volonté d'encadrer les esprits et de les modeler. Elles ont créé des «valeurs» mais ont consacré des inégalités et développé nombre d'effets pervers à l'échelle des individus.

Les Etats leur ont longtemps confié la tâche de faire respecter l'ordre social, de former les individus à intérioriser l'acceptation de leur place dans la société. Elles ont donc permis que se perpétuent les inégalités et souvent le despotisme. Aujourd'hui encore, les trois religions révélées, dans leurs aspects fondamentalistes, tentent d'infléchir les pouvoirs d'Etat en fonction de leurs dogmes respectifs.

Bref, en modelant les esprits, elles ont longtemps accepté ­ et acceptent encore dans leurs franges les plus dures ou les plus archaïques ­ que «le monde aille comme il va» au nom de Dieu. Toute contestation devenait alors illégitime. Tout désordre social, voire psychologique, proviendrait donc de la perte de la foi telle qu'elle a été définie par les diverses confessions.

Aujourd'hui, en ces temps de désordre, de questionnements, d'instabilité, de peur, bref, en ces temps de transition, on refait appel aux religions pour apaiser les esprits des individus déboussolés, moins peut-être par ce déficit de croyances que par le monde tel qu'il est et sur lequel peu d'entre nous avons prise. Les partis politiques ne jouent plus leur rôle et les syndicats sont déficients. Aussi, de tous côtés, en France en tout cas, entend-on l'appel au secours en direction des religions, censées apporter les réponses lénifiantes aux maux de nos sociétés. On attend d'elles qu'elles rétablissent les valeurs que nos sociétés auraient perdues ou ne respecteraient plus. La phrase absurde attribuée à Malraux, «le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas» (comment un siècle peut-il ne pas être ?) servira ainsi de caution à ce retour du religieux.

Loin de moi l'idée de fustiger les croyants, quels qu'ils soient. Tant qu'ils ne se transforment pas en prêcheurs. Tout individu qui ressent le besoin de croire en un Dieu et se constitue ainsi une colonne vertébrale doit pouvoir le faire sans contrainte extérieure.

Mais pourquoi aujourd'hui attribue-t-on aux seuls croyants cette colonne vertébrale, pourquoi auraient-ils seuls la qualité d'être des gens de bien, aux valeurs positives affirmées, au sens moral sans faille ? Les valeurs humanistes, même inspirées naguère de la religion, existent aussi et fortement chez les non- croyants, les agnostiques, les libre-penseurs, les athées, objets pourtant d'anathèmes de la part des dévots. En les ignorant, on efface d'un seul coup tout l'apport de la philosophie des Lumières, où l'homme et la nature sont au centre de sa réflexion. Ce sont les Lumières qui ont permis de dégager l'irréductible dignité de la personne humaine, quels que soient ses origines, son appartenance ou son sexe. Ce sont elles qui ont lutté contre l'obscurantisme, qui ont permis aux croyants de se libérer des dogmes, qui ont ouvert la voie, ne l'oublions pas, à la Déclaration universelle des droits de l'homme que pratiquement tous les Etats, aujourd'hui, prétendent vouloir respecter. Leurs valeurs, qui sont humanistes, sont en effet devenues quasiment universelles, car les besoins fondamentaux de tout homme et de toute femme sont les mêmes, quoi qu'on en dise, même lorsqu'ils s'expriment différemment. Qu'il y ait eu des horreurs ou des méfaits perpétrés sous l'égide, ou en dépit de l'adhésion à la philosophie des Lumières (le maintien de l'esclavage ou le refus de concrétiser l'affirmation de l'égalité entre hommes et femmes par exemple), n'est pas contestable. Mais là n'est pas le problème.

Le problème c'est de reconnaître que les incroyants sont aussi, au même titre que certains croyants, des gens de bien, capables eux aussi d'apporter certaines réponses aux problèmes posés. Que les religions ne doivent pas, seules, avoir le monopole de la parole et des «valeurs». Elles ont le monopole d'une certaine parole, celle inspirée par leur croyance ou leur foi.

Aujourd'hui, le silence est fait sur ceux qui sont areligieux, comme s'il s'agissait de quelque chose de honteux. Comme aux Etats-Unis où l'athée déclaré est regardé avec suspicion. Or, la majorité des incroyants pratique souvent avec encore plus de rigueur les valeurs humanistes souvent oubliées par les religions ; leur conscience morale est exigeante, parfois plus que chez les religieux. Pour eux, il n'y a aucun accommodement possible avec le ciel, ni de «rattrapage» après une faute, ni de rachat envisageable par des aumônes ou des pèlerinages, ni de paradis au bout du chemin.

Ils sont certes seuls avec eux-mêmes mais ils sont leurs premiers juges et pas forcément les plus indulgents : c'est le respect d'eux-mêmes qui est en jeu. Ils doivent pouvoir se regarder dans un miroir sans honte et leur exigence d'humanisme et d'égalité de droits pour tous, envers tous, est irréductible. De ce fait, loin des sectarismes religieux et des dogmes dont le monde moderne a montré combien certains étaient dépassés, ils sont amenés à s'ouvrir au monde et au respect de l'autre. S'ils sont «honnêtes hommes», ils ne peuvent se permettre de déroger à leurs convictions. Alors, pourquoi leur donne-t-on si peu la parole ?

  © Libération


29 mai 2002

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