Après le saccage d'une exposition de dessins antireligieux, un café parisien résiste aux fachos partisans du délit de blasphème
On voulait un débat, on l'a eu. Le café La Mer à boire, dans le 20e arrondissement de Paris, s'affiche comme un "café animé" et cette présentation a été vérifiée au-delà des espérances lors de la soirée d'explication organisée le 4 avril. La semaine précédente, son exposition de dessins antireligieux avait été vandalisée par des gamins du quartier, avec le soutien implicite de grands frères confortés dans leurs menaces par la caution idéologique des Frères Musulmans (Libération 30 mars 2006). Aux côtés de Marika, l'une des trois propriétaires du bar, des dessinateurs de Charlie Hebdo sont venus défendre le droit à la caricature de toutes les religions (par exemple, un dessin de Charb donne le ton : "le bouddhisme c'est moins une religion de con qu'une philosophie de merde"). C'était sans compter une dizaine de jeunes du quartier dont le discours de haine est la copie conforme de celui de Le Pen, transposé dans les populations qui sont ses cibles habituelles.
Pourtant, la soirée avait commencé sans heurts. Marika l'avait ouverte en rappelant les nombreux accrocs subis depuis l'ouverture du café en septembre 2005. Entre autres désagréments, des insultes, dès le premier week end, contre elle et Marianne, autre propriétaire du café, des intimidations variées et, la nuit précédant le débat, le jet d'un pavé dans la vitrine vers 1h du matin. La Mer à boire dérange les machos, les fanatiques et les caïds du quartier, excédés par cet intrus dans ce qu'ils considèrent comme leur territoire. Cette question sera centrale tout au long de la soirée.
Charb, bien connu des lecteurs de Charlie Hebdo, s'engage dans la discussion en rejetant que l'exposition de ces dessins dans un quartier à majorité musulmane relèverait de la provocation, "ou alors la liberté d'expression est une provocation". Charb est comme ses dessins : direct et sans compromis. Parmi ses cibles figurent les deux députés UMP favorables à un retour du délit de blasphème ainsi que Jacques Chirac pour lequel la publication des caricatures de Mahomet dans Charlie fut une "provocation inutile". Réponse mordante du dessinateur : "La démocratie est une provocation ?" Lui succède Faujour, qui sévit à Rouge et à la CGT. Faujour déplore n'avoir pas reçu beaucoup de soutien de la part de ces organisations lors de l'affaire des caricatures. Martin développe lui aussi ce thème en fustigeant Politis, l'Humanité et, de façon plus générale, la couardise de la gauche sur le droit à la critique des religions. Et il annonce qu'il va déchirer sa carte d'électeur ! Auparavant, il avait dénoncé les accusations de racisme portées contre La Mer à boire, ses trois responsables combattant le Front National depuis toujours.
Le tour de table effectué, la parole circule dans la salle et on goûte, sans le savoir, les derniers instants de calme avec une dame qui s'oppose à la notion de territoires, possessions de certains groupes du quartier; l'espace public doit appartenir à tous pour que tous y vivent ensemble. Ce sera la dernière intervention avant la confrontation très animée entre une dizaine de jeunes (la moitié sont originaires d'Afrique noire) et le reste de l'assistance dans un café bondé et à l'atmosphère de plus en plus surchauffée. Le premier cul-bénit, recouvert d'une capuche que n'aurait pas dédaignée un moine, débute, très énervé, par un préambule diplomatique : il est "contre les réactions violentes". Cette précaution oratoire effectuée, une intolérance crasse lui succède, embourbée dans la confusion absolue de sa pensée. Le jeune homme se présente d'abord comme athée pour ensuite préciser qu'il croit en quelque chose sans vraiment savoir quoi et "ne sai[t] pas où donner de la tête". L'incohérence est totale, la méconnaissance de soi-même aussi. Quant aux concepts de tolérance et de laïcité, ils semblent hors de portée... Dans une ambiance électrique, le fond de sa haine éclabousse l'assistance dans une explosion verbale : "ce que vous faites, c'est de la dictature parce que vous l'imposez aux gens", en parlant des caricatures visibles depuis la rue. Pour conclure ensuite par une fatwa élémentaire : "la meilleure solution c'est qu'ils enlèvent les dessins." D'un égocentrisme pathologique, les propos entendus n'invoquent le respect que pour soi-même et jamais pour l'autre, celui dont la différence peut aller jusqu'à l'adversité, et les "moi" ou "je" s'entrechoquent pour signifier que doit être interdit ce qui déplait à soi-même. "Je" suis le centre et le juge de la bonne moralité, au mépris de la pluralité des opinions. "Moi" plutôt que les autres, haro sur l'altérité.
Face au détournement sémantique opéré sur ces pseudo agressions de la spiritualité de certains obscurantistes, d'autres témoignages sur des agressions bien réelles vécues dans le quartier énerveront un peu plus les jeunes réactionnaires. Une dame alerte sur les trafics de drogue observés quotidiennement devant le café et une commerçante indique qu'elle a été victime de quatre agressions dans son atelier. A son refus persistant de quitter le quartier, un jeune facho l'exhorte à s'établir ailleurs : "le 20e [arrondissement] il est grand". Une autre dame parvient à surnager au-dessus de la cohue verbale et défend la liberté d'expression. Elle en sait la valeur : autrefois enseignante en Algérie, elle avait été condamnée à mort par les fous d'Allah. A une adolescente ne trouvant aucun humour dans les dessins, Charb affirme comprendre cela mais précise que, bien qu'athée, il n'irait pas décrocher une croix dans une église au simple motif que cela lui déplait. S'opposent deux conceptions distinctes, et incompatibles, de la relation à l'autre : sous couvert de respect on réclame l'interdiction de toute pensée non conforme au groupe ou dérangeant son enfermement communautaire. L'inculture et la mauvaise information des partisans du délit de blasphème s'est encore affichée quand l'un d'eux, après avoir demandé que l'État ou la Mairie fassent enlever les dessins honnis, crut savoir que le président et directeur de la publication de France Soir avait été licencié par le gouvernement suite à la publication des caricatures de Mahomet. Erreur, c'est le patron du journal qui a pris cette décision, le gouvernement n'y ayant aucun pouvoir décisionnel. Au-delà de l'erreur factuelle, c'est surtout l'incapacité à comprendre (voire admettre) l'indépendance de la presse, grave méprise sur les principes fondamentaux d'une démocratie. Ignorance, inculture et agressivité, trois ressorts de l'intolérance qui font de ces fachos une réplique parfaite du Front National.
Mais les algarades vont bientôt s'interrompre, provisoirement, avec l'administration d'un très solennel cours d'instruction civique. L'homme qui s'exprime est aveugle et, le verbe posé mais intense, la voix calme mais vibrante, il délivre la parole du sage : "le plus grand mal n'est pas d'être choqué mais de ne pas être confronté à ce qu'on ne voit pas". Le silence est total, le moment saisissant. Est alors laissé à la réflexion des fachos le conseil de cet homme d'expérience : "n'aie pas peur d'être choqué". Hélas le vibrant plaidoyer pour le bar qui a suivi, et la courageuse liberté qu'il incarne, s'effacera sous le poids d'éructations désordonnées. A un jeune réac qui vomit que "les dessins dévalorisent la culture", une réplique jaillit, cinglante : "la religion n'est pas une culture !" Quand les intolérants exigent "le respect pour les gens", on réclame aussitôt le même respect pour les athées.
Voilà presque deux heures que les mots se heurtent dans le chaudron à ébullition qu'est devenu le café. Les interventions se coupent et deviennent inaudibles, les réactionnaires sont agglutinés devant la table des dessinateurs, occupation inquiétante de l'espace typique de la stratégie des territoires. On craint que certains d'entre eux n'en viennent aux mains mais Marika, qui à aucun moment n'aura baissé les bras devant les vociférations de la meute, déclare la soirée terminée. Fin des hostilités.
Le dessin de Faujour pour l'affiche de l'exposition "Ni dieu ni dieu"
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Cette nouvelle classe de culs-bénits, âgés d'une vingtaine d'années et se parant des atours - superficiels - de la modernité (téléphones portables, lecteurs MP3, fringues, etc.), est apparue sous son vrai visage : la résurgence d'un discours de haine et d'exclusion contre quiconque pense autrement, ou quiconque pense, tout simplement. Tout aussi instructif est le fait que tous ne sont pas musulmans (l'un est incapable de préciser ses croyances tandis qu'un autre est un rasta jamaïcain). On mesure là l'efficacité du travail de sape effectué dans les quartiers pauvres par l'islam politique quand c'est jusqu'aux non musulmans qui contribuent à l'implantation de cette idéologie absolutiste, machiste et raciste. La soirée aura donc été salutaire sur cette clarification : l'œcuménisme des fachos unit les religions face aux ennemis communs, la liberté d'expression et la laïcité. On le savait déjà mais on confirme. D'où la justesse du dessin de Faujour sur l'affiche de l'exposition : face à un imam, un rabbin et un curé, et sous le titre "oui à l'amalgame", un homme déclare, rigolard : "vous êtes tous aussi cons !"
11 avril 2006
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