Une médecine matérialiste
Les XVII et XVIIIème siècles sont des siècles de révolutions. La pensée sait désormais le bénéfice qu'il y aurait à rompre avec la vénération appliquée des anciens. Avec Galilée, la mécanique laisse à quai les dogmes aristotéliciens pour s'engager dans la voie de la libre expérience. Avec Newton, l'astronomie révèle un ciel soumis à des lois plutôt qu'au mystère. Enfin, le peuple construit son monde en l'établissant sur des principes décidés par lui et pour lui, c'est l'indépendance des nouveaux États-Unis d'Amérique et la Révolution française. Ce vaste mouvement d'émancipation intellectuelle a vu le physicien récuser l'argument d'autorité qui le borne, l'astronome décréter la compréhensibilité de domaines inaccessibles autrement que par la force du raisonnement, et l'individu se libérer de la monarchie en désignant ses propres représentants avec pour mission de fonder une société nouvelle au service du peuple et protégée de la tyrannie.
Porté par son temps, le médecin devient physicien. Au mystère de la douleur, il substitue la notion de maladie. Le châtiment, par Dieu ou le Diable, cède la place à la lésion des fonctions ou des organes. Le médecin renoue avec Hippocrate qui rejetait l'idée que le malade payait pour ses fautes, mais les monothéismes convoqueront à nouveau la causalité divine. Le concept de maladie réduit à néant le chantage de la punition en devenant une affection physique mesurable. Le corps devient une machine dont il importe de démonter le mécanisme. La constatation passive et fataliste du trouble s'efface devant une nouvelle scientificité : l'observation, l'hypothèse, l'expérience et la théorie sont la révolution qui emporte la médecine sur la voie de la raison et de la méthode. La découverte de la circulation sanguine par William Harvey n'en est pas la moindre illustration à une époque où l'Église abhorre le sang.
Julien Offray de La Mettrie est de ces innovateurs dont la pratique médicale ne peut faire l'économie du développement d'une pensée philosophique dont l'individu occupe le centre. Le matérialisme du médecin malouin, et c'est sa spécificité, n'est pas le résultat d'une réflexion uniquement mûrie dans un cabinet éloigné des fracas du monde : c'est sur les champs de bataille des armées de Louis XV qu'il observe les corps, leur douleur, leur rétablissement. Car le médecin est aussi chirurgien et il s'engage avec vigueur dans le débat qui oppose ces deux ordres. Mais un autre débat, plus fondamental, agite le siècle des philosophes, des médecins et des théologiens : l'âme, son immortalité ou, au contraire, sa localisation dans le corps. Avec une exubérance à l'image de son combat contre les préjugés, La Mettrie s'y invite et sa machinerie bouscule : il est vain de chercher l'âme ailleurs que dans la faculté de penser, de sentir.
Avec La Mettrie, le matérialisme clinique, il faut remercier Simone Gougeaud-Arnaudeau d'avoir rendu justice à un matérialiste majeur : La Mettrie est postérieur à Jean Meslier mais il précède D'Holbach et L'Encyclopédie. S'il récolta plus de quolibets que d'honneurs, l'avenir s'est néanmoins inscrit dans le processus auquel il a courageusement contribué. Dans La Vie du chevalier de Bonnard, Simone Gougeaud-Arnaudeau avait travaillé sur un poète et un pédagogue insuffisamment étudié. Avec La Mettrie, elle poursuit, dans ce fertile XVIIIe siècle, son entreprise de déchiffrement et de popularisation des artisans trop peu connus de l'humanisme des Lumières.
Mais l'intérêt porté aux « oubliés » et aux « dédaignés » ne se justifie pas, ici, par le simple désir, qui est celui de l'archiviste et de l'historien, de combler quelques lacunes. Évoquer la figure du médecin matérialiste répond aujourd'hui à une sorte d'urgence alors qu'un relativisme culturel, politique, scientifique - plutôt anti-scientifique en fait - rend tout et son contraire également acceptable et proche de la vérité. Les droits humains trouveraient leurs limites à la porte des communautarismes ; l'irrationnel (du créationnisme, du dessein intelligent, de pratiques pseudo-médicales hasardeuses...) deviendrait une approche du réel que le rationalisme et la force de la preuve seraient prétentieux de contester ; l'affadissement des convictions politiques apparaîtrait comme une marque de tolérance. Affirmer la préexistence de la matière par rapport à la pensée et la cessation de celle-ci quand se disloque celle-là, demeure subversif pour des monothéismes toujours en quête de restauration de leur autorité. L'exigence de matérialisme exprimée par La Mettrie en son siècle conserve donc son actualité face à la somnolence des enthousiasmes et à l'assagissement des controverses.
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