|
Réponse à l'article du Monde Diplomatique
(septembre 1999):
Sur
l'islam, la laïcité et l'Occident
par Sadik Jalal Al-Azm
Monsieur Sadik Jalal Al-Azm,
C'est avec un grand étonnement que j'ai découvert, dans
votre article "Sur l'islam, la laïcité et l'Occident"
paru dans Le Monde Diplomatique en septembre 1999, que l'islam est
une force de progrès qui fait bénéficier de nombreux
pays arabes d'une vision politique novatrice.
A la question L'islam peut-il afficher un humanisme moderne?,
vous rappelez (paragraphe 2) les impossibilités objectées
par le Coran, définition de la vraie foi. Le Coran n'est pas avare
de mises en garde ou, plus exactement, de menaces à l'encontre des
mécréants mais aussi, ce
qui nous intéresse ici, des tentatives de révision du
message originel.
La tergiversation et le débat signent le blasphémateur.
L'adaptation
de l'islam à la laïcité ne peut être
réalisée qu'au prix
de contorsions, autant de trahisons du texte aux yeux des "extrémistes"
qui devraient être dépossédés de cet attribut
car n'en étant que les fidèles lecteurs.
Vous vous réjouissez, au paragraphe suivant, des facultés
d'adaptation de
l'islam (des islams) aux "principaux types d'Etat" et à "une
grande diversité de sociétés". Le système
démocratique n'étant
pas fréquemment rencontré dans les pays arabes, l'islam n'a
ainsi eu
aucun mal à coexister avec toutes les formes de régimes
féodaux,
autoritaires, machistes. Cette grande faculté de marquer sa
présence
en tout lieu et en tout temps, rapproche l'islam de son frère aîné
chrétien, signe œcuménique. Prosélytisme,
arrangements avec la
classe dirigeante et colonialisme religieux ont conduit l'un et l'autre
à la situation actuelle où ces deux grands se partagent le monde
hormis l'est asiatique. Et on connaît l'acculturation qui est
résultée de l'expansionnisme chrétien dans les pays
du tiers-monde.
L'islam, pour adopter une stratégie colonisatrice efficace, poursuit
actuellement les persécutions des autres groupes religieux qui
résistent à sa propagation (chrétiens coptes en Egypte,
chrétiens
en Iran et en Indonésie). L'adaptation à toute forme de
société,
gage de compréhension mutuelle à vous lire, n'est qu'une
infiltration de type sectaire qui requiert la souplesse notée en
début
de paragraphe 4. Néanmoins, un islam "interprétable et
révisable
à l'infini" est contraire à toute théologie qui
prescrit, par
essence, l'universalité et la permanence des dogmes. Seuls des
concepts figés dans des textes dits "sacrés" garantissent cette
immutabilité et l'autorité requise à leur maintien en place.
Le cinquième paragraphe s'annonce presque comme un remerciement envers
les révolutionnaires iraniens de 1979 qui, semble-t-il, doivent
être
loués pour l'exportation de valeurs européennes.
Le lien le plus utile avec l'Europe a été l'hébergement
de l'ayatollah Khomeiny
par la France. Vous minimisez le dogmatisme gouvernemental
dans un pays où les femmes se déplacent voilées, où
une condamnation à mort d'un citoyen allemand a sanctionné sa
liaison
avec une iranienne et où la condamnation à mort récente de
quatre étudiants ayant participé aux manifestations de
juillet 1999
rappelle les espoirs de changement démocratique à moins
d'optimisme.
La sentence envers le citoyen allemand n'a pas été appliquée
pour des raisons diplomatiques, les traces de modernisme dans les
sociétés musulmanes sont moins une évolution
humaniste de la
hiérarchie religieuse que le résultat de pressions
étrangères.
Plus loin, l'émerveillement devrait nous saisir devant le
caractère
peu théologique des discours des mollahs qui traitent essentiellement
d'économie, de social... L'évocation de ces thèmes
politiques ne
sont pas l'apanage des mollahs mais tout dictateur, en habile manipulateur,
sait l'intérêt qu'il y a à s'appuyer sur son peuple.
Le populisme
n'est pas une recette nouvelle pour s'attribuer une respectabilité non
acquise par les urnes.
Vous qualifiez ensuite le
processus de laïcisation de "lent, informel, hésitant,
pragmatique, graduel...", autant de pudeur qui ne parvient à masquer
l'omniprésence
de la religion dans les sociétés arabes ou maghrébines.
Vous réfutez cette absence de laïcité en citant
les exemples de l'Egypte, l'Irak, la Syrie et l'Algérie. Mais quid du
Soudan, de l'Iran, de l'Afghanistan, du Pakistan, de l'Arabie Saoudite, pour
lesquels on ne peut défendre que presque rien dans la
société
ne soit issu de l'islam. En reprenant l'exemple de l'Egypte, je me permettrais
de contester deux affirmations. D'une part, vous déclarez que
"Quiconque
inspecte [...] les universités doit se rendre à
l'évidence: il ne
subsiste que fort peu de religion en leur sein". La censure religieuse
récemment instaurée à l'Université Américaine
du Caire,
interdisant des ouvrages en désaccord avec l'islam, marque
l'implantation
d'un islam autoritaire dans les institutions égyptiennes. D'autre part,
la prononciation du divorce du professeur Nasr Abou Zeid pour apostasie par
la Cour de Cassation du Caire en 1996, témoigne du succès
des islamistes au
sein de l'élite. Si cette ingérence de la sphère
religieuse dans les
institutions de l'état est récente, elle n'en est pas moins
inquiétante.
Si une évolution de certaines sociétés musulmanes
vers un début de
laïcité est indéniable (droit de vote accordé
aux femmes au
Qatar et au Koweit, aspirations au changement en Iran), ce processus ne
pourra prendre son essor qu'au prix de la reconnaissance du caractère
fondamentalement réactionnaire et passéiste de l'islam. Toute
forme
de modernisme religieux n'est que l'admission implicite que les concepts,
pour survivre, doivent sacrifier à une transformation qui les prive,
en retour, de cette prétention à l'universalité qui
fit leur force.
Je vous prie de croire, Monsieur, à l'expression de mon respect et de mon
profond attachement à l'idéal de laïcité.
21 septembre 1999
|
|