L'Église et l'État





Il est souvent de bon ton d'affubler l'Église, ou certains de ses apôtres, de qualités révolutionnaires qui auraient changé la société, en bien, évidemment. La même fable est contée à propos de l'apparition de l'islam il y a 1400 ans. Elle entretient l'illusion des bienfaits de monothéismes en rupture avec les mythes précédents moins structurés. Si la qualité principale d'une révolution est de rompre avec le passé et les institutions qui y ont prospéré, l'Église ne peut assurément pas recevoir l'honneur d'être le ferment d'une société nouvelle, plus juste, plus humaine, plus égalitaire.

De Jésus "anarchiste" au "libérateur" Mahomet, tout a été entendu pour déposséder ces deux imposteurs de la gangue de charlatanisme qui les enveloppait. Les religions, en tant qu'institutions de récupération des aspirations mystiques de la population, n'ont jamais été des faiseuses de révolutions et encore moins des facteurs de progrès social. Du soutien aux régimes fascistes du 20ème siècle à l'allégeance servile des démocraties, l'Église chrétienne s'est toujours placée aux côtés des puissants en abreuvant ses ouailles de discours de propagande pour prévenir toute réelle rébellion.

Mais il serait faux de croire que la sainte collaboration de l'Église et des États n'est qu'une caractéristique usuelle de la fascination des hommes pour le pouvoir et la domination. Les textes dits "sacrés" théorisent en effet avec grande clarté l'intérêt d'un partenariat habile avec la classe dirigeante. Il est vrai néanmoins que la théologie de la libération, active essentiellement en Amérique latine, s'était opposée à la captation du pouvoir par l'alliance intéressée de l'Église et des classes possédantes. Mais le Vatican eut tôt fait de museler ces résistances.


"Versailles, séance du troisième Conseil de guerre" (Musée d'Art et d'Histoire de Saint-Denis).
Après la Commune de Paris, les insurgés sont jugés à Versailles sous un tableau de la crucifixion.


L'Eglise, une caution indéfectible aux États autoritaires

En 1936, la jeune république espagnole est agressée par son armée avec le général Franco à sa tête. Très vite la hiérarchie catholique espagnole reconnaît là son "Sauveur", chef de file d'une nouvelle croisade. La rébellion militaire est une aubaine pour les milieux catholiques conservateurs qui voient dans Franco un rempart contre les républicains. Le soutien officiel de l'appareil catholique à la barbarie fasciste est apporté par "la lettre collective des évêques espagnols" du 1er juillet 1937 qui conférait une légitimité religieuse aux fascistes. L'Eglise pouvait enfin libérer ses pulsions autoritaires. Ecclésiastiques faisant le salut fasciste, curés au front, condamnation des valeurs émancipatrices de la République, la hiérarchie catholique sera d'un appui décisif aux franquistes. La sensibilité catholique était en fait déjà présente dans des organisations franquistes comme la Phalange.

On aurait tort de laisser le clergé espagnol seul responsable de cette prise de position; le Vatican ne cachera pas son appui à Franco. Le pape Pie XII déclare en effet le 16 avril 1939, une fois la victoire acquise, que l'Espagne franquiste est "la patrie élue de Dieu". Une célébration religieuse à Rome saluera d'ailleurs cette victoire, cérémonie hautement symbolique pour une religion de la guerre et de la conquête. Le combat franquiste fut entièrement identifié par les catholiques à une croisade des temps modernes où les combattants pour la liberté avaient remplacé les "sauvages" et l'épée s'était effacée devant le char d'assaut.

Mais s'il est une accusation qu'on ne peut porter envers Franco, c'est bien d'avoir innover. L'exemple avait été déjà donné quelques années auparavant sur une autre rive de la Méditerranée, dans l'Italie de Mussolini. La bonne entente du sabre et du goupillon y avait été célébrée par le Vatican qui récupérait ses terres confisquées en 1871. Les accords de Latran signés en 1929 entre l'État fasciste et le pape accordaient au Vatican le droit de se constituer en État indépendant, remettant au goût du jour les anciens États pontificaux. Un État nouveau naissait, cadeau d'une dictature à une autre qui le reste encore, 80 ans après. Mais la prodigalité du Duce ne s'en tint pas seulement à l'octroi d'un territoire. Une forte somme d'argent et l'instauration du catholicisme comme religion d'État ont accompagné les concessions territoriales.

Autre lieu, autre époque mais collusion similaire, le Chili sous la botte de Pinochet aura toujours pu compter sur la papauté pour ne pas lui donner d'espoir de changement. Aimable comme il sait l'être envers la vermine fasciste, Jean Paul II n'a pas manqué d'adresser au dictateur ses félicitations pour ses noces d'or en 1993. Et c'est tout sourire qu'on avait retrouvé les deux compères au Chili en 1987. Enfin, comme c'est dans le besoin qu'on reconnaît ses vrais amis, le Vatican n'a pas ménagé ses efforts, et ils furent fructueux, pour obtenir la libération de Pinochet et son renvoi au Chili lors de sa détention en Angleterre en 1998-1999. Suprême insulte aux démocraties, le Vatican intrigue contre les victimes de la police et de l'armée chilienne, dont la sinistre DINA.

Face à l'alliance de la secte qui a réussi et des États totalitaires, les luttes vigoureuses des anarchistes espagnols furent une réaction nécessaire. Des curés pris la main au fusil furent expédiés de vie à trépas sans passer par cet au-delà imaginaire qui fit leur fortune par l'aliénation des consciences. Ken Loach l'évoque avec justesse et sans pudeur dans son excellent film Land and Freedom. A noter que l'opposition de l'Église catholique aux idéaux émancipateurs de l'Espagne républicaine a aussi franchi les Pyrénées pour fustiger, toujours de façon détournée, la Révolution Française et la Commune. On peut remarquer dans plusieurs églises parisiennes quelques plaques commémoratives rappelant les exécutions d'ecclésiastiques par les révolutionnaires mais jamais il n'est fait mention de la participation active de l'Église à l'oppression et à la répression. Jamais non plus n'est avoué explicitement le rejet par l'Église de ces deux soulèvements majeurs. L'hypocrisie cléricale remplit son office depuis deux millénaires, pourquoi en changer? L'institution catholique a toujours été du côté des forces répressives, qu'il s'agisse de l'Espagne des années 30, de la France monarchique d'avant 1789 ou, actuellement, de la Russie. C'est ainsi avec un enthousiasme non dissimulé que l'Église orthodoxe bénit la soldatesque partant pour la Tchétchénie. Appui exigeant de l'État russe, l'Église saura naturellement se rappeler à ses bons souvenirs pour les services rendus. La religion d'État n'est plus très loin à une heure où même le parti communiste considère avec bienveillance l'appropriation du pouvoir par la superstition institutionnalisée.

Les États démocratiques aux ordres du Vatican

Comme il faut bien vivre avec son temps et que les dictatures ne sont pas éternelles, la captation des démocraties demanda à l'Église d'innover. Plutôt qu'une union trop visible et formalisée dans des accords signés ou des parades militaires, le Vatican opta pour un système de pression à l'encontre des dirigeants en leur rappelant sans cesse la partie la moins honteuse du passé chrétien de l'Europe. C'est alors que, très naturellement, les démocraties en vinrent à prêter allégeance au Vatican, nostalgiques peut-être de ce pseudo État immanent et au-dessus des lois. La France, brebis galeuse atteinte de laïcité, trouva absolution de ses pêchés auprès du "Saint" Siège en se félicitant du titre de chanoine accordé à son président en 1996. Alors qu'une telle distinction honorifique ridiculise son récipiendaire, celui-ci s'en gorgea jusqu'à la lie. Jacques Chirac n'hésita pas à déclarer, sans rire: "Mon émotion est faite du souvenir des liens historiques qui, depuis Pépin le Bref et Charlemagne, unissent la nation française à la première Église de la chrétienté. Ici, plus que partout ailleurs, la France se souvient de son titre de «fille aînée de l'Église»."

L'État français fait d'ailleurs montre d'une remarquable cohésion en la personne de ses ambassadeurs au Vatican. Rangé à Saint Pierre en juin 2000, l'ambassadeur Alain Dejammet se répandit en louanges et déclarations serviles dans ses lettres de créances présentées au pape lors de son arrivée en poste. On y apprend que la France est au service de l'Église: "La France est convaincue que les collaborateurs français dont Vous avez bien voulu vous entourer, continueront, par leur dévouement et leurs talents d'illustrer la contribution insigne que notre pays s'honore d'apporter aux œuvres du Saint Siège." Deux ans plus tard, c'est au tour de Pierre Morel, nouvel ambassadeur auprès du Vatican, d'assurer la continuité dans la trahison de la laïcité. Il se réjouit, dans son message inaugural, de la décision de développer l'enseignement du fait religieux en France, estimant dépassé le "blocage ancien autour de ce que nous appelons la laïcité". Que de précautions et de répugnance mises pour prononcer ce mot: laïcité! Alors que la séparation de l'Église et de l'État émergea en 1905 d'une formidable aspiration populaire, une caste de cléricaux placés au plus haut de l'État la dépècent aujourd'hui de son essence. Loin de rejeter l'État, l'Église catholique est parvenu à l'amadouer pour mieux le diriger.

Si la France renie son histoire laïque, l'Italie, victime en première place, reste l'otage des imprécations papales. Dernière ingérence en date, l'application de la censure par la justice italienne conformément aux revendications vaticanes. Des sites internet qualifiés de blasphématoires ont été fermés suite aux plaintes de l'Église. Pourfendeur inlassable de la liberté d'expression, le Vatican et sa clique d'inquisiteurs ont obtenu d'une démocratie, réquisitionnée par Berlusconi, qu'elle obéisse promptement à ses injonctions pour museler toute opinion alternative. Nul besoin de parader aux côtés des gouvernants, la collusion de l'Église et des États s'est insérée dans les mentalités par l'intimidation au nom du respect de valeurs présentées fallacieusement comme culturelles.

Mais les services sont réciproques et l'Église est aussi d'un grand secours à des États en proie aux difficultés habituelles. Napoléon l'avait bien compris: "Quand un homme meurt de faim à côté d'un autre qui regorge, il lui est impossible d'accéder à cette différence s'il n'y a pas là une autorité qui lui dise «Dieu le veut ainsi, il faut qu'il y ait des pauvres et des riches dans ce monde; mais ensuite et pendant l'éternité le partage sera fait autrement.»" Entre placebo et produit anesthésiant, la religion masque les plaies ne sachant les guérir. L'État a besoin de l'Église comme celle-ci a besoin de celui-là.

Ce qu'en disent les textes dits "sacrés"

L'ordre, au sens catholique, s'articule suivant deux voies distinctes mais en continuité l'une par rapport à l'autre: la loi de "Dieu" prime sur celle de l'État, toute autorité vient de "Dieu", et l'individu doit être soumis à son maître, à son gouvernement.

Le premier point, qui nie la notion d'un État indépendant dénué de tout cléricalisme, est exprimé sans ambiguïté dans le Nouveau Testament en (Act 5, 29): "Pierre et les apôtres répondent: Il nous faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes", les hommes ayant crucifié celui qui devait ensuite être prétendu ressuscité. La première épître aux Corinthiens (2, 5) rappelle que les jugements des hommes n'ont aucune valeur devant les volontés divines: "ce n'est pas sur la sagesse des hommes que doit s'appuyer votre foi mais sur la puissance de Dieu". La primauté de la loi divine sur la justice des hommes se fait plus claire en (1 Cor 6, 1) où l'autorité de cette dernière est rejetée: "Quand l'un de vous a un différend avec un autre frère, comment ose-t-il aller en justice devant un tribunal composé de païens au lieu de s'adresser à des membres du peuple de Dieu?" Voir aussi (1 Cor 6, 5-6).

Dans la mesure où le gouvernement n'est pas contraire au christianisme, la soumission du peuple lui est ordonnée par le Nouveau Testament. L'épître aux Romains (13, 1) précise l'ordre des responsabilités: "Chacun doit se soumettre à ceux qui gouvernent, car toute autorité vient de Dieu et c'est lui qui donne à chacun son pouvoir." C'est en vertu de ce principe que tout chef d'État a intérêt soit à se réclamer de lignée divine (monarchies), soit à se poser en défenseur de la foi chrétienne sur Terre (régimes fascistes). Une situation résumée en (1 Pier 2, 17): "Respectez tous les hommes. Aimez vos frères. Craignez Dieu. Honorez le chef d'état."

De la soumission à l'État au refus de la rébellion contre une situation d'esclave, il n'y a qu'un pas que la première épître aux Corinthiens n'hésite pas à franchir (7, 21 - 22). Comme le dit Nietzsche, le catholicisme n'est que la religion de la souffrance entretenue. La même injonction d'obéissance absolue est rappelée en (Colo 3, 22): "Serviteurs, obéissez en tout à vos maîtres d'ici-bas. Ne vous contentez pas de paraître bien les servir pour vous faire apprécier d'eux. Mais travaillez pour eux dans la simplicité de votre cœur avec la crainte du Seigneur." "Dieu", le gendarme du monde. De même en (Ephé 6, 5) où les esprits blasphémateurs ne pourront qu'assimiler le maître d'esclaves à l'hypothétique Jésus Christ: "Esclaves, obéissez à vos maîtres sur la terre, avec crainte et respect; agissez à leur égard avec sincérité comme si vous serviez le Christ". Voir également (Tite 2, 9).

Soumission aux dirigeants dans la crainte de "Dieu", telle est la collusion de l’Église avec l’État enseignée par le Nouveau Testament.

Lutte du Vatican contre la théologie de la libération

Pourtant, diront les chrétiens progressistes, c'est en application des Évangiles que la théologie de la libération s'est diffusée en Amérique Latine, un mouvement social qui prônait la résistance aux dictatures. Certes. Mais la résistance courageuse de quelques chrétiens et leur investissement auprès des plus pauvres n'a jamais engagé ni obéit à la hiérarchie vaticane. Les disparitions de curés gauchistes au Chili n'ont pas ému grand monde dans le cénacle romain. De même au Brésil, le soutien d'ecclésiastiques au mouvement des paysans sans terre procède plus du rejet d'une injustice sociale vécue au quotidien que d'un réel engagement de l'institution catholique dans son ensemble.

Baromètre précis de l'humanisme chrétien, l'entrée de nombreux membres de l'Opus Dei au Vatican grâce à Jean Paul II a raffermit la sacralisation de l'ordre et la hiérarchisation de l'institution. L'opposition de l'Opus Dei à la théologie de la libération est une indication forte que le pontificat de Jean Paul II a toujours été placé sous le signe de l'alliance avec les puissants.

"Jésus = anarchiste" n'est qu'une publicité mensongère, une intoxication intellectuelle comme tout message superficiel destiné à occulter la vraie fonction ou action du produit à vendre. Les révolutions ont pour objet d'émanciper le peuple, pas de le maintenir dans l'état infantile et obscurantiste que les religions lui ont toujours assigné.



Experte en manipulation mentale, l'Église a toujours su simuler l'obéissance à l'État pour mieux infiltrer et diriger. Son double discours s'articule autour de l'allégeance aux pouvoirs en place et de manœuvres insidieuses pour contourner la réglementation des États. Ceci en clamant, ou inventant, une identité chrétienne destinée à rapprocher le citoyen de Rome et à le détourner des lois laïques de son pays. Pratiquant sans cesse l'ingérence dans les affaires internes des États pour les conformer à sa vision autoritaire de la société, l'Église est avant tout une institution à visées politiques qui n'a que faire des préoccupations mystiques de ses ouailles.



18 novembre 2002

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