POUR LA LAÏCITÉ
AU SUD COMME AU NORD DE LA
MÉDITERRANÉE
Cet article
reprend les principaux éléments d’une conférence de Benoît Mély, faite le 16
juin 2000 à la Bourse du Travail de Bobigny sous le même titre, à l’invitation
de l’association l’Algérie au cœur.
Il
n’est assurément pas facile pour des Algériens de revendiquer aujourd’hui la
laïcité pour leur pays. On le conçoit sans peine. Il est encore dangereux, sur
la rive sud de la Méditerranée, d’exprimer publiquement des opinions laïques -
longue est la liste de celles et de ceux qui l’ont payé de leur vie ces
dernières années. On tue encore au nom de Dieu en Algérie - et c’est aussi au
nom de Dieu qu’on gouverne, comme l’a récemment rappelé le président algérien
en visite officielle en France, en commençant son intervention à l’Assemblée
Nationale française le 15 juin dernier par une invocation du Tout-Puissant.
Terrorisme
religieux et pouvoir politique conjuguent donc leurs efforts pour tenter
d’empêcher qu’émerge enfin en Algérie l’idée laïque comme une idée d’avenir.
Avec, en renfort, une affirmation mille fois ressassée : la séparation du
politique et du religieux ne serait qu’une idée importée, une valeur
spécifiquement “occidentale”, sans rapport avec les traditions et la culture
des sociétés dites arabo-musulmanes, qui
ignoreraient, et auraient toujours ignoré,
toute distinction entre les sphères publique et privée. Même en dehors
de toute analyse historique, l’argument paraît cependant bien fragile. Le
suffrage universel, par exemple, ne fait pas non plus partie, historiquement
parlant, des traditions politiques du monde dit arabo-musulman.
Faut-il donc en réserver l’usage à l’Occident, sous prétexte que c’est en
Europe d’abord qu’il s’est, non sans mal, imposé comme une condition certes insuffisante
mais nécessaire de la démocratie ? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi en
serait-il autrement de la laïcité ?
Si
cette question de bon sens a encore du mal à faire son chemin, il ne faut pas
en incriminer seulement ceux qui, en Algérie comme dans le reste du monde “arabo-musulman”, ont intérêt à ce que perdure l’actuelle
immixtion du religieux dans le champ politique. En Europe aussi, et
singulièrement en France, il faut le reconnaître, il ne manque pas de bons
esprits pour affirmer que la laïcité est sans doute “bonne pour nous” Français,
mais inapplicable ailleurs - en particulier dans les pays dits musulmans.
Piètre
gallocentrisme, qui ignore l’essentiel : la laïcité est avant tout un cadre
juridique organisant la séparation des cultes et de l’Etat, dans le respect de
leur indépendance réciproque. L’indépendance de l’Etat par rapport aux cultes
(pas de religion officielle, neutralité religieuse de l’Etat, libre choix de
chacun en matière de conscience, libre expression de sa foi, ou de son
incroyance, garantie par la loi) a pour contrepartie l’indépendance des cultes
par rapports à l’Etat (ni Ministère des affaires religieuses, ni corps de religieux-fonctionnaires, libre gestion par chaque culte de
ce qui relève de son organisation propre). C’est “un système inestimable de
garantie des libertés fondamentales” (Abderrahim Lamchichi[1] ). Il n’a rien a voir, il faut y insister, avec
l’athéisme d’Etat tel qu’il a été institué en URSS tout particulièrement à
partir du milieu des années 1920 (parce que la non-croyance
officielle est la négation de la neutralité de l’Etat en matière de
conscience). Il ne peut non plus être assimilée à cette laïcité imposée sous la
botte militaire qui, en Turquie, a fini par réintroduire officiellement le sentiment religieux, aux côtés du
nationalisme, comme facteur d’ordre et de soumission au régime (depuis 1982
l’enseignement religieux est de nouveau obligatoire dans l’enseignement public
turc). Comme l’écrit le sociologue égyptien Fouad Zakariya
:
La laïcité [Al-Almaniyya], dans les conditions
actuelles de la société arabo-musulmane, ne désigne
pas un projet global de société, une “idéologie” pouvant tenir lieu de
plate-forme politique à un parti, mais un cadre intellectuel extrêmement large,
pouvant abriter toute sorte de positions politiques et idéologiques, qui ne
nous montre pas le chemin que nous devons suivre, mais celui que nous devons
éviter. La laïcité n’est pas le produit de circonstances historiques
particulières. C’est un besoin constant, qui s’impose à toute société menacée
par la pensée autoritaire médiévale[2] .
Il
ne serait sans doute pas inutile de s’interroger sur le degré réel de
laïcisation des institutions politiques dans les sociétés occidentales, où les
Eglises chrétiennes n’ont pas totalement renoncé à intervenir dans l’espace
public, souvent avec la bienveillance des pouvoirs gouvernementaux (y compris
en France où trois départements de l’Est échappent à la loi de séparation de
1905, et où le réseau scolaire confessionnel catholique ne survit, depuis
quarante ans, que grâce à son financement sur fonds publics). Mais on accordera
ici aux tenants de la thèse “culturaliste” que pour l’essentiel, la
sécularisation des institutions politiques (et, globalement, du système
éducatif) a atteint en Europe un niveau encore inconnu dans la plupart des
autres pays à l’échelle mondiale. Est-ce assez pour faire de la laïcité une
“spécificité européenne” ?
Les
arguments de ceux qui l’affirment sont essentiellement de trois ordres. Le
premier prétend déduire d’une comparaison entre l’islam et le christianisme que
ce dernier s’ouvrirait plus facilement à une séparation du “temporel” et du “spirituel” - en un mot, que le
christianisme constituerait à la différence de l’islam un terrain favorable à
l’émergence de la laïcité. Le second invoque la tradition culturelle arabo-musulmane, à qui l’idée de séparation du politique et
du religieux serait toujours restée étrangère (tandis que, symétriquement,
cette conception politique serait une notion par essence liée à la “culture
occidentale”). On dénonce enfin avec force dans la laïcité une “arme de
l’Occident” qui chercherait ainsi à mieux imposer sa domination sur des peuples
coupés de leurs racines et de leur identité.
Examinons
brièvement ce que valent chacun de ces arguments.
Le christianisme n’est
historiquement
pas plus “sécularisant” que
l’islam.
Le
christianisme contiendrait-il des éléments de doctrine qui le prédisposeraient
en quelque sorte à s’accommoder de la laïcité ? La thèse a été soutenue, non
seulement par des idéologues de l’islamisme, mais par des spécialistes
occidentaux de l’islam. Pierre Rondot, dans un
article de 1960 sur “La laïcité en pays musulman” , voyait déjà dans la formule
de l’Evangile “Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à
Dieu” les “paroles sur lesquelles s’est fondée cette non-confusion
de l’Eglise et de l’Etat qui est une des bases de la vie publique occidentale
d’aujourd’hui”[3] ; de là découlait, selon lui,
l’évolution divergente de l’Occident et du monde “arabo-musulman”
en matière de laïcité. Mais cette lecture “laïcisante” du texte biblique fait
fi de réalités historiques incontournables. Elle ignore avec quelle énergie les
Eglises, tant catholique que protestantes, ont longtemps condamné dans les termes
les plus explicites, jusque dans les premières décennies du XXème
siècle, la séparation de l’Eglise et de l’Etat comme contraire à la doctrine du
Christ. Considérée historiquement, la formule “Rendez à César...” a
essentiellement servi jusqu’à une date assez récente à penser, non la
séparation du politique et du religieux, mais la connexion des deux autorités,
leur nécessaire collaboration, et la non moins nécessaire obéissance à l’une,
en tant que sujets, à l’autre, en tant que fidèles.
Il
n’est peut-être pas inutile d’évoquer à ce propos le contexte culturel et
historique dans lequel s’est constituée la doctrine politique du christianisme,
celui de la conversion officielle de l’Empire romain à la nouvelle religion et
de l’interdiction des autres cultes (IVème-Vème
siècles de l’ère chrétienne). Le triomphe du christianisme s’opéra en
effet sur la base d’une lutte sans merci
contre la pensée rationaliste que la philosophie et la science grecques avaient
léguée au monde. “Ne croyez pas que la Sainte Ecriture se contredise jamais,
s’écriait Saint Jean Chrysostome à la fin du IVème
siècle, bouchez-vous les oreilles aux propos de ceux qui enseignent le
contraire .”[4] Il s’agissait pour lui de défendre la véracité du récit
biblique de la création du monde, si peu crédible auprès d’un public cultivé
nourri de l’œuvre d’Aristote ou de Ptolémée. Et s’il s’en trouvaient d’assez
hardis pour résister à cet argument d’autorité, ajoutait-il, qu’on les fasse
taire une bonne fois pour toutes : ”Après avoir entendu cette grande
doctrine [de Moïse], qui donc pourra
tolérer ces gens qui parlent selon leurs propres pensées et qui osent, contre
la Sainte Ecriture, dire qu’il y a plusieurs cieux ? ” [allusion à la
théorie des sphères célestes, au fondement de l’astronomie grecque antique,
mais inconnue de la Genèse]. Saint Augustin aboutissait à peu près au même
moment à la même conclusion : “L’autorité de l’Ecriture prévaut contre les
ressources de tout esprit humain .“ [5] Allant plus loin, Augustin devait devenir dans l’histoire
du christianisme le premier théoricien de ce qu’il osa appeler la “juste
persécution ” des hérétiques et des déviants en matière de foi[6].
C’est
dans ce contexte d’intolérance religieuse exacerbée que se constitua la
doctrine chrétienne de la distinction entre les pouvoirs temporel et spirituel.
“Pour satisfaire au vœu [du Christ] les empereurs chrétiens s’adresseront au
pontife lorsque la vie éternelle sera en jeu, et les pontifes useront de la
protection des empereurs dans le cours de la vie temporelle. Qu’aucun ne passe
les bornes de son domaine”, écrivait le pape Gélase à la fin du Vème siècle, dans un texte qui devait devenir canonique
dans la tradition catholique[7]. On ne saurait voir dans cette distinction ne serait-ce
qu’une ébauche d’une véritable séparation des pouvoirs politique et religieux.
Au contraire. Loin de prôner leur indépendance réciproque, l’Eglise triomphante
demandait au pouvoir politique la “protection” de son nouveau monopole
religieux. En échange, le pouvoir politique pouvait attendre des autorités
chrétiennes une légitimation de son autorité (c’est l’idée, surabondamment
représentée dans la tradition chrétienne jusqu’à une date récente, que la
désobéissance au pouvoir temporel est passible, non seulement d’un châtiment en
ce monde, mais de la damnation éternelle dans l’autre).
Sur
les ruines de la distinction grecque entre monde profane et monde religieux
s’imposait ainsi sur l’ensemble du pourtour méditerranéen l’idée qu’aucun
domaine de l’existence n’était étranger à la religion, et que celle-ci pouvait
légitimement recourir à la violence, y compris à la violence d’Etat, pour faire
respecter ses injonctions. L’hypothèse d’une prédisposition du christianisme à
la sécularisation, ce bricolage idéologique de confection récente, ne résiste
pas à une approche historique des faits. Les fanatiques de toutes confessions
devraient bien plutôt aujourd’hui rendre hommage à Saint Jean Chrysostome et à
Saint Augustin en tant que vrais pères spirituels de leurs doctrines
mortifères.
La lutte rationaliste contre les
écoles théologiques
au cœur de l’histoire culturelle arabo-musulmane.
Faut
il accorder davantage de crédit à la seconde affirmation des adversaires de la
séparation du religieux et du politique dans les pays dits arabo-musulmans,
celle selon laquelle l’idée d’une telle séparation serait totalement étrangère
à la tradition historique de ces pays ? On pourrait se contenter de répondre :
“Et quand bien même ?” Car on ne voit pas pourquoi on serait en droit
d’interdire aujourd’hui à un peuple de jouir de la liberté de conscience au nom
de l’unanimisme religieux de siècles passés. Mais dans le cas qui nous occupe,
non seulement ce prétendu argument est sans fondement rationnel, mais il est
historiquement faux, et en définitive mutilant, en ce qu’il prive la culture arabo-musulmane d’une de ses composantes essentielles.
Nous
savons peu de choses sur l’histoire de la pensée libre en “terre d’islam”. Le
sujet, difficile à traiter dans les pays concernés, on le comprend, n’a guère
intéressé les historiens occidentaux. Bien des éléments incitent cependant à un
réexamen des idées reçues en ce domaine. L’historien espagnol Juan Vernet
rapporte ainsi le témoignage remarquable d’un voyageur andalou étudiant à
Bagdad à la fin du Xème siècle de l’ère chrétienne,
qui assista à des séances de discussion sur des questions religieuses “fréquentées
non seulement par les musulmans de toutes les écoles orthodoxes et hétérodoxes,
mais encore par les Infidèles, Zoroastriens, matérialistes, athées, Juifs ,
Chrétiens, en un mot par des gens de toute sorte de religion. Chaque école
avait son chef, chargé de défendre les opinions qu’elle professait, et quand
l’un d’eux entrait dans la salle, tous se levaient respectueusement, et nul ne
se rasseyait avant qu’il n’ait gagné sa place. Très vite, la salle se remplit
et l’un des infidèles prit la parole. “Nous nous
sommes réunis, dit-il, pour discuter. Vous, musulmans, ne nous attaquez pas
avec quelque argument tiré de votre livre ou fondé sur l’autorité de votre
prophète : tenons-nous en à des preuves fondées sur la raison humaine.“ Cette
condition fut unanimement acceptée[8] ”.
Libre
expression en matière de conscience, y compris pour les “matérialistes” et les
« athées » ; respect réciproque des opinions ; rejet unanime de
l’argument d’autorité : la civilisation “arabo-musulmane”
a donc été capable d’engendrer, à telle ou telle période privilégiée de son
histoire, et tout au moins pour un secteur social particulier, celui des
intellectuels et des “savants”, l’idée que la foi ou la non-croyance
de chacun ne dépendait que de son choix privé, et que la libre confrontation
rationnelle des arguments devait se substituer au recours à l’anathème et à la
violence. C’est dans ce climat que le grand médecin et philosophe Abû Bakr al-Râzi (864-925, plus connu
en Occident sous son nom latinisé, “Rhazes”), “le
plus grand libre penseur de tout l’islam”[9], a pu produire une œuvre admirable d’audace
rationaliste. Si son traité Sur les prophètes est perdu, on a pu reconstituer ainsi,
à partir de fragments, les contours de sa pensée :
Il considère les prophètes comme des
imposteurs, les textes sacrés comme un tissu de légendes dégradantes pour
l’intelligence, les confessions religieuses comme des sources de guerres
sanglantes et d’abrutissement mental, et il prône l’usage de la raison
philosophique et scientifique comme guide des comportements individuels et
sociaux.[10]
Réfuté
avec véhémence de son vivant par plusieurs théologiens (ce qui témoigne tout au
moins de l’audience qu’on prêtait alors à sa pensée), al-Râzî
l’oublié représente, selon l’historien de la philosophie médiévale Alain de
Libera, “le principal épisode de radicalisation laïque de la philosophie en
terre d’Islam” de sorte que “même inégalée, la figure de Rhazès restera la norme à laquelle mesurer la laïcité des
penseurs ultérieurs.[11]
On
ne saurait certes se représenter tout uniment l’époque des califes abbassides
comme un âge d’or de tolérance religieuse. Des épisodes de liberté relative ont
alterné avec des phases répressives particulièrement intenses, au gré des
conjonctures politiques et des intérêts du pouvoir. Mais il serait absurde de
ne voir la riche production intellectuelle de cette époque qu’au travers des
lunettes filtrantes des historiens dévots des siècles suivants.
Et
surtout, il est impossible de saisir les enjeux du célèbre conflit qui opposa
d’une façon plus générale durant quatre siècles (IXème
- XIIème siècle) les philosophes et les théologiens musulmans, avant de se
terminer par la victoire complète de ces derniers, si on le réduit comme on le
fait trop souvent à un conflit sur l’interprétation de la foi musulmane.
L’enjeu, pour les introducteurs de la pensée de Platon et d’Aristote dans le
Moyen-Orient de cette époque, était de s’approprier des outils de réflexion
permettant d’accéder à une compréhension rationnelle du monde, non pour répéter
simplement les grands penseurs grecs, mais pour les combiner avec leurs propres
références culturelles et créer ainsi de nouvelles synthèses originales. C’est
une démarche en son fond similaire à celle des mathématiciens arabes ou persans
qui s’appuyaient à la même époque sur l’arithmétique hellénistique et le calcul
indien pour inventer l’algèbre. Mais dans le cas de la falsafa (le
mot philosophie en arabe est lui-même d’origine grecque) cette
hybridation culturelle représentait une mise en cause directe du dogmatisme
religieux des écoles théologiques coraniques. Au fond, il s’agissait du second
acte d’un drame dont le premier s’était joué quelques siècles plus tôt sur les
rives de la Méditerranée, quand le christianisme triomphant avait entrepris de
procéder à l’éradication de la pensée rationaliste grecque dans son aire
d’influence. L’enjeu, pour les théologiens musulmans, était exactement le même
que pour les “Pères de l’Eglise”, bien que les références religieuses aient
évidemment été différentes : réduire au silence « ces gens qui parlent
selon leurs propres pensées » , et qui excitaient déjà la sainte
colère de Jean Chrysostome.
C’est
ainsi qu’Ibn Sina (Avicenne) fut poursuivi sa vie
durant par l’accusation d’impiété (il dut même fuir
précipitamment, un peu après l’an 1000, un sultan auprès de qui il exerçait son
art médical, et qui s’était laissé persuader que son médecin était un
mécréant). Après sa mort, les gardiens de l’orthodoxie tant sunnite que chiite
dénoncèrent à l’envi ses “hérésies” ; le plus connu d’entre eux, Al Ghazzâli (mort en 1111), l’ « ornement de la
religion », comme on le surnomma, fit de lui l’une des cibles
principales de sa violente diatribe L’Ecroulement
des philosophes. Il y relevait trois “erreurs majeures” d’Ibn Sina et d’autres partisans de la falsafa, trois remises en
cause du dogme religieux toutes directement inspirées de la lecture d’Aristote
(entre autres “hérésies à l’encontre des lois divines,” Al Ghazzâli dénonçait la thèse aristotélicienne de l’éternité
du monde, qui contredisait le dogme musulman de la création, sans savoir qu’il
reproduisait, à sept siècles de distance, les condamnations de Saint Augustin
sur le même sujet dans sa Genèse au sens littéral.[12]
Inutile
de s’étendre davantage ici sur cet acharnement théologique contre l’une des
plus grandes pensées du monde arabo-persan, et sur
les anathèmes adressés à quiconque s’adonnerait à la lecture de philosophes non-musulmans. L’introduction au Livre de Science
d’Ibn Sina/ Avicenne dans l’édition Les Belles
Lettres/Unesco (série persane, 1986) donnera à un lecteur francophone de plus
amples indications. L’important est ici que le recours aux Grecs, non comme
autorité à substituer à une autre, mais comme ouverture vers une pensée
indépendante des dogmes religieux en vigueur, et capable de mieux rendre
compte que ceux-ci du réel, a représenté
pour la culture “arabo-musulmane” un apport essentiel
à son développement. Le droit à la lecture d’auteurs non musulmans revendiqué
par les philosophes arabes et
persans - et même le droit à s’appuyer
sur les outils logiques qu’ils y trouvaient pour interpréter, mieux que les
théologiens pensaient-ils, le texte coranique lui-même - a impulsé
historiquement une démarche de séparation du rationnel et du théologique au
cœur de ce que la culture arabo-musulmane a produit
de plus précieux. Ceux qui le nient aujourd’hui ne protègent pas un héritage
culturel : ils le mutilent et le défigurent.
C’est
avec Ibn Rushd (Averroès), mort en 1198, que la lutte entre philosophes et théologiens
atteint son point culminant et sa formulation la plus politique[13]. Le philosophe andalou, qui consacra l’essentiel de son
œuvre à commenter Aristote, repousse lui aussi tout interdit théologique en
matière de lecture. “ll importe peu que ceux qui nous
ont précédés [dans l’examen des démonstrations rationnelles] soient ou non de
notre religion. Puisque cette étude... a déjà été effectuée le plus
parfaitement qui soit par les Anciens, alors certes il nous faut puiser à
pleines mains dans leurs livres, afin de voir ce qu’ils en ont dit. Si tout s’y
avère juste, nous le recevrons de leur part ; et s’il s’y trouve quelque chose
qui ne le soit, nous le signalerons [14] (Discours décisif). Ibn Rushd
affirme ainsi le droit de la pensée
indépendante à s’émanciper de la théologie[15] pour porter une réflexion rationnelle sur le monde. Il
n’y a plus d’argument d’autorité devant lequel la raison devrait ployer. Le
Coran lui-même ne doit pas être abandonné aux écoles théologiques : le Discours
décisif établit le droit du philosophe (c’est-à-dire de celui qui sait user
avec discernement de sa raison) à interpréter le texte sacré avec ses propres
méthodes de réflexion quand le sens littéral de celui-ci lui semble en
contradiction avec ses propres conclusions.
Les écoles
théologiques sont ainsi accusées, non seulement de faire obstacle à la libre
recherche de la vérité (c’est l’idée directrice de L’Ecroulement de l’écroulement, réfutation
implacable d’Al Ghazzâli), mais aussi de porter dans
la société civile intolérance, guerre, fanatisme:
C’est le recours
aux exégèses allégoriques, particulièrement aux fausses – et l’idée que de
telles exégèses de l’Ecriture devaient être publiées à tous, qui a fait naître
les écoles théologiques dans l’Islam, avec pour résultat qu’elles se sont
mutuellement accusées d’incroyance et d’hérésie… La conséquence de tout cela
c’est qu’ils [les partisants des écoles mu’tazilite et ash’arite] ont
précipité les gens dans la haine, l’exécration mutuelle et les guerres, qu’ils
ont déchiré les Ecritures en lambeaux, qu’ils ont entièrement divisé le peuple.
Leurs penseurs
spéculatifs sont devenus des oppresseurs pour les Musulmans, en ce sens qu’une
fraction des Ash’arites a fini par traiter
d’infidèles tous ceux qui n’arrivaient pas à la connaissance du créateur
glorieux par les méthodes qu’ils avaient eux même employées dans leurs livres
pour y parvenir... Tout cela vient de ce
qu’ils croient qu’il n’y a qu’une seule méthode.[16]
La
solution que propose Ibn Rushd n’est pas d’interdire
les écoles théologiques, mais de les contraindre à ne pas divulguer à
l’extérieur de leurs propres rangs leurs interprétations religieuses si nocives
pour le bien public - avec pour contrepartie l’obligation parallèle des
philosophes à ne pas répandre hors de leur milieu les résultats de leurs
recherches, le pouvoir politique étant pour sa part chargé de veiller à ce que
ni les uns ni les autres ne sortent de leur champ d’influence respectif. Quant
à la foule, le Coran doit assurément rester pour Ibn Rushd
l’aliment essentiel de sa vie spirituelle - mais sans que les théologiens
puissent utiliser leur demi-savoir et leur art
“dialectique”, c’est-à-dire fondé sur des raisonnements approximatifs, pour y
semer le trouble et la violence.
Sans
doute Ibn Rushd ne peut être présenté comme un
penseur de la séparation du politique et de religieux au sens où nous
l’entendons aujourd’hui. L’idée que le droit civil (celui qui s’applique à
l’ensemble des êtres humains) pouvait être séparé du droit religieux n’est pas
de son temps. Mais il pose, dans les termes qui étaient ceux de son siècle et
de son aire culturelle, la question clé de la mise hors d’état de nuire de
ceux qui se constituent en seuls interprètes autorisés du texte sacré pour
asseoir leur influence sur les masses. Il y apporte une réponse d’une
audace radicale (confiner les théologiens dans leur monde clos et les laisser
se déchirer entre eux ) qui explique sans doute le destin ultérieur de son
œuvre. Dans une culture arabo-musulmane peu à peu
gagnée par la dévotion, Ibn Rushd devait tomber dans
un oubli de plusieurs siècles. Nous pouvons aujourd’hui mieux évaluer sa
stature, qui est immense, et qui suffit à elle seule à faire justice de l’idée
simpliste, ou sciemment déformante, d’une civilisation qui aurait unanimement
accepté les interdits religieux sur la pensée libre sans chercher à s’en
défaire.
(Cet
aperçu, nécessairement très bref, de quelques grandes pensées de la
civilisation arabo-musulmane comporte évidemment de
nombreuses lacunes. Un examen un peu plus détaillé pourrait, par exemple,
évoquer quelques grands poètes à la pensée libre, tels le syrien Al-Ma’arri[17] ou le persan Omar Khayam, ou
bien s’arrêter sur l’œuvre singulière de l’historien Ibn Khaldoun,
dont les conceptions du rapport entre pouvoir politique et foi ne s’accordent
pas avec l’idée convenue d’une “indistinction” des deux domaines en contexte arabo-musulman. Dans le chapitre de son Discours sur
l’histoire universelle (rédigé dans les dernières années du XIVème siècle) consacré aux “opinions différentes sur le
califat”, Ibn Khaldoun évoque “ces peuples qui
n’avaient pas d’Ecriture Sainte” ni de prophète et qui pourtant avaient su
constituer des Etats viables. Il en conclut que la foi (indispensable
assurément à ses yeux pour le salut éternel) n’est cependant pas nécessaire à
l’organisation civile comme telle. “Pour éviter les conflits, il suffit que
chacun sache que la raison lui défend d’être injuste. Pour éviter les conflits,
il suffit de chefs tout-puissants, ou de la décision, prise par le peuple
lui-même, de s’abstenir de querelle et d’injustice mutuelle ; il n’est donc pas
besoin d’imam pour cela” - voir le commentaire de ce passage par Yves
Lacoste dans son Ibn Khaldoun, naissance de
l’histoire, passé du tiers Monde, 1966. Mais la pensée de cet historien aux
vues si pénétrantes devait pour plusieurs siècles demeurer stérile, étouffée en
“terre d’islam” par la religiosité triomphante).
Neutralité
de l’Etat en matière de conscience,
séparation des religions et de l’Etat :
des conceptions nées en Europe,
mais de portée universelle.
Nous
pouvons aussi commencer à mieux mesurer ce que l’histoire culturelle européenne
doit, depuis le Moyen-âge, aux grands philosophes rationalistes persans et
arabes. Ceux-ci provoquèrent en effet, lorsqu’ils furent traduits en latin au XIIIème siècle, un choc culturel qui ébranla jusqu’en ses
fondements la domination de l’Eglise sur la vie intellectuelle de l’Europe.
“Le conflit de la religion et de la philosophie, écrit Alain de Libera, a été
importé en Occident par les Arabes. Avec saint Augustin (fin du IVème siècle) la
philosophie a été vaincue. Elle ne relève la tête avec sa vision rationaliste que
grâce aux Arabes .”[18]
Certes,
la pensée rationaliste du Moyen-âge n’est pas encore à proprement parler une
pensée laïque. Sur le plan politique, elle plaide en effet non pour la
séparation complète du temporel et du spirituel (de l’Empire et de la papauté,
selon les termes de l’époque) mais pour la subordination du second au premier.
C’est en particulier la thèse que développe Marsile
de Padoue, classiquement présenté comme le principal précurseur médiéval de la
laïcité, dans son Défenseur de la Paix [c’est-à-dire de la paix civile,
qu’il estime menacée par les prétentions de l’Eglise à imposer sa loi au
pouvoir politique, 1326]. Repérer, ne serait ce que sommairement, les
développements historiques qui conduiront, en contexte occidental, à la formulation
moderne de l’idée de séparation de l’Eglise et de l’Etat excéderait toutefois
le cadre de cet article. On se bornera ici à de brèves remarques.
La
première concerne les conditions historiques de l’émergence de la notion
d’Etat neutre à l’égard des religions. Cette conception, inconnue du moyen-âge européen, naît avec la dislocation de l’unité
religieuse de l’Europe chrétienne aux XVIème et XVIIème siècles et les luttes religieuses sanglantes qui en
découlent. Plutôt que de chercher à maintenir une impossible uniformité
religieuse dans le cadre territorial d’un Etat, et de charger l’autorité civile
(le “bras séculier”) d’y réprimer par la force les conceptions minoritaires, ne
serait-il pas préférable d’admettre la pleine liberté de chacun en matière de
conscience et de culte - c’est-à-dire la non-immixtion
de l’Etat (la sphère publique) dans le domaine privé de la foi ? C’est la
conviction qui anime en particulier, à la fin du XVIIème
siècle, l’anglais John Locke. Sa Lettre sur la tolérance (1689) exprime
avec une netteté remarquable la nouvelle doctrine de la neutralité religieuse
de l’Etat, au fondement de la laïcité moderne. Au point de départ se trouve la
révolte devant les horreurs du fanatisme, devant “ces hommes poussés par
l’amour du pouvoir... qui sous prétexte de religion persécutent, torturent,
pillent, massacrent ”[19] . Locke l’affirme avec force : pour en finir avec ces
crimes, “il faut avant tout distinguer entre les affaires de la cité et celles de la religion. De justes
limites doivent être définies entre l’Eglise et l’Etat ”. L’Eglise doit être “absolument distincte et séparée de
l’Etat et des affaires civiles” car celles-ci “ne relèvent pas de la
religion”. L’Etat, lui, doit une fois pour toutes
admettre que les affaires religieuses ne sont pas de son ressort : “le soin
de sa propre âme est entre les mains de chacun et il faut le laisser à chacun”.
C’est pourquoi “tout le pouvoir de l’Etat ne concerne que les biens civils,
il est borné au soin des choses de ce monde, et il ne doit toucher à rien de ce
qui regarde la vie future.” Sa responsabilité est seulement de garantir la
liberté de culte à chaque Eglise (ou plutôt, à chaque religion, la liberté
religieuse s’étendant explicitement pour Locke aux “juifs, mahométans et
païens ”), sans se mêler aucunement de l’organisation interne de ces cultes
ou de leurs doctrines particulières.
Le
point de départ de Locke, par delà toutes les différences de contexte
historique, apparaît donc étonnamment semblable à celui du Discours Décisif
d’Ibn Rushd / Averroès, cinq siècles plus tôt (il ne
peut s’agir d’influence directe, puisque le Discours Décisif, non
traduit en latin, est resté ignoré de l’Europe jusqu’au milieu du XIXème siècle). A cinq siècles de distance donc, les deux
ouvrages sont clairement animés de la même volonté de mettre un terme aux
ravages du fanatisme religieux (que ce dernier se réclame du Coran ou de la
Bible n’a ici qu’une importance très secondaire). Mais les solutions qu’ils
préconisent diffèrent. Dans le contexte historique nouveau créé en Europe, et
particulièrement en Angleterre, par la division de la chrétienté et la
multiplication des groupes religieux dissidents, le maintien d’un lien
privilégié entre le pouvoir politique et une confession déterminée apparaît à
Locke une impasse. C’est au contraire dans le libre exercice de tous les
cultes, sans qu’aucun d’eux ne jouisse dans l’Etat d’une position officielle,
que réside pour lui la possibilité du “vivre ensemble”. Et Locke ajoute
logiquement que cette liberté garantie par l’Etat doit s’étendre au libre choix
par chaque homme du culte qui lui convient le mieux, en d’autres termes, au
droit à l’apostasie : “Il est nécessaire que la même liberté avec laquelle il
est entré [dans une religion donnée] lui ouvre toujours la sortie”.
On
voit à quel point il est superficiel et faux de présenter la conception de
l’Etat neutre en matière de conscience comme découlant d’une “spécificité
occidentale.” Née de la volonté de se mettre une fois pour toutes à l’abri
des conséquences de l’intolérance et du fanatisme religieux, son champ
d’application s’étend visiblement à toutes les situations où des peuples sont
confrontés à des situations dramatiques de même nature. Interdire cette
discussion aujourd’hui au sud de la Méditerranée, sous prétexte que sa première
formulation est historiquement apparue un peu plus au Nord, est faire preuve de
la même étroitesse d’esprit que celle de ces médecins européens médiévaux qui
refusaient d’examiner telle ou telle innovation médicale sous prétexte qu’elle était
d’origine arabe.[20]
La
doctrine de la neutralité de l’Etat en matière de conscience présentait encore
chez Locke certaines limitations. Ainsi ne s’étendait-elle pas aux athées,
considérés alors d’un consensus presque unanime comme incapables de respecter
des règles de conduite morale. Le préjugé eut la vie dure - en vérité, il est
loin d’avoir totalement disparu aujourd’hui. Cette importante réserve faite,
cette doctrine, telle qu’elle se trouve classiquement formulée chez Locke,
devait inspirer tous les développements ultérieurs des politiques de séparation
des religions et de l’Etat, à commencer par la première en date des lois de
séparation, celle adoptée à l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique (le
premier amendement à la Constitution
fédérale (1791) interdisait toute Eglise “établie”, c’est-à-dire officielle ;
l’un de ses promoteurs, James Madison, le commenta en ces termes : “la
chrétienté n’a pas besoin du soutien de l’Etat, et l’Etat n’a pas besoin de la
religion.”
La
revendication de “séparation de la religion et de l’Etat” devait prendre une
nouvelle ampleur dans l’Europe de la seconde moitié du XIXème
siècle. Le contexte historique avait évolué. Après le gigantesque ébranlement
de la Révolution française, les Eglises catholique et protestantes s’étaient
presque totalement investies dans le soutien aux régimes autoritaires censés
empêcher le retour de nouvelles secousses révolutionnaires. S’estimant
menacées, les classes dominantes, dans l’ensemble, sentaient fortement qu’elles
avaient désormais “besoin de la religion” pour inculquer massivement aux
populations l’idée que le devoir du chrétien est dans l’obéissance aux
supérieurs et dans la soumission aux pouvoirs établis par Dieu. A l’école comme
dans la vie publique, les classes dominantes appliquaient non sans cynisme la
maxime selon laquelle “il faut une religion pour le peuple”. Face à cette
“union du trône et de l’autel”, le mouvement démocratique, puis le mouvement
ouvrier naissant, reprirent donc à leur compte la revendication d’une
séparation radicale de l’Eglise et de l’Etat. L’idée était désormais d’empêcher
l’Etat de s’appuyer sur une ou des Eglise(s) comme instrument de légitimation
de leur autorité. Le recours au sacré devait être exclu du champ politique,
si l’on voulait ôter aux gouvernants, ou à tel parti se réclamant de la
religion, le moyen de manipuler les consciences et de contrôler les
comportements au profit des conservatismes en place. La plupart des partis
socialistes européens, à la fin du XIXème siècle,
considéraient que “la religion doit être déclarée affaire privée” et
inclurent dans leur programme “la séparation de l’Eglise et de l’Etat”
ainsi que “la séparation de l’Eglise et de l’Ecole”.
Un
siècle plus tard, même si ce double objectif n’est nulle part complètement
atteint, y compris en France[21], des avancées significatives ont été presque partout
accomplies en Europe. Mais là encore, il serait absurde de parler de
“spécificité occidentale”. Le problème posé n’a en son fond rien d’européen. Il
touche en définitive à la signification même de la démocratie. Le droit des
peuples à prendre en main leur sort, à décider eux-mêmes des grandes questions
qui les concernent, a-t-il quelque chance d’être respecté tant qu’une minorité,
prétendant parler au nom d’une autorité sacrée et donc indiscutée, peut imposer
sa loi à la majorité ? A l’évidence non. Pleinement pertinentes au contraire
apparaissent ces lignes de Fouad Zakariya citées plus
haut : « La laïcité n’est pas le produit de circonstances historiques
particulières. C’est un besoin constant, qui s’impose à toute société menacée
par la pensée autoritaire médiévale ». Ajoutons: “ou menacée par toute
pensée autoritaire, de quelque nature qu’elle soit”, tant il est vrai que le
déclin des croyances religieuses en Occident a conduit les pouvoirs à chercher
d’autres formes de manipulation des consciences, au nom d’autres dogmatismes
(économiques en particulier), peut-être tout aussi redoutables.
“La
laïcité n’est pas un article d’exportation” (Gambetta)
Quant
au dernier “argument” opposé aux partisans de la laïcité au sud de la
Méditerranée, celui qui en fait une arme de l’Occident visant à la
déculturation des peuples arabes, il mérite à peine qu’on s’y arrête. Ce
prétendu complot laïque occidental n’est en effet qu’un mythe, qui ne résiste
pas un instant à l’analyse.
L’exemple
algérien suffit pour s’en convaincre. La loi de séparation de 1905 en France
(article 2 : “La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne
aucun culte ”) ne s’appliqua jamais aux trois départements algériens. Une
loi de séparation spécifique les concernant fut certes adoptée (27 septembre
1907), mais elle ne fut jamais mise en
application. Les subventions accordées par le gouvernement général aux
ministres du culte musulman (dont il contrôlait la nomination) furent
prolongées cette année-là pour une période de dix ans, puis reconduites en
1917, 1922, 1932 et enfin 1941 “pour une période indéterminée”. Le
budget colonial subventionna par ailleurs jusque dans les années 1950 la
construction de mosquées. Bien entendu, les cultes chrétiens profitaient eux
aussi largement, et sans doute prioritairement, de cette mise entre parenthèses
systématique de la loi de 1905.[22]
La
dénomination même de “Français musulmans d’Algérie” dans l’usage administratif
avant 1962 constituait une violation évidente du principe de laïcité (pourtant
introduit dans la constitution française en 1946), puisqu’elle identifiait une
partie de la population sur un critère d’appartenance religieuse, qui servait
en réalité à la désigner comme des “Français pas tout à fait comme les
autres”. Mais le plus honteux abandon des principes laïques par ailleurs
proclamés fut peut-être le maintien des lois musulmanes régissant le statut
personnel des femmes algériennes, le pouvoir colonial s’accommodant fort bien
du régime patriarcal le plus traditionnel.
A
vrai dire, l’Algérie était logée à la même enseigne que la quasi-totalité des
autres colonies de la République. Toute l’Afrique noire française ignora
également la législation laïque métropolitaine. Les gouvernements des Troisième
et Quatrième Républiques se montrèrent ainsi fidèles à la devise de Léon
Gambetta, grande figure du radicalisme français aux côtés de Jules Ferry, qui
avait déclaré dans un discours célèbre consacré à l’expansion coloniale
française (1881) : “La laïcité n’est pas un article d’exportation” . On
comprend aisément pourquoi : la domination coloniale ne pouvait se réaliser
qu’en cherchant à s’appuyer sur les notables et les autorités religieuses
traditionnelles des pays colonisés. On peut encore mesurer aujourd’hui, en
Algérie et ailleurs, la nocivité de cette politique.
La déculturation, bien réelle, emprunta bien
d’autres canaux : l’encouragement donné aux missions catholiques (d’ailleurs
largement subventionnées sur fonds publics), la non-construction
d’écoles, le dénigrement du passé culturel des pays colonisés, le maintien d’un
analphabétisme de masse... mais assurément pas celui de l’introduction d’une
législation laïque que même ses défenseurs patentés en métropole, parvenus au
pouvoir dans le cadre du Front Populaire en 1936, ne cherchèrent pas à
introduire au sud de la Méditerranée.
Il
est sans doute superflu d’ajouter que depuis l’indépendance de l’Algérie, la
politique française n’a pas changé sur le fond en ce domaine. Le sort des
démocrates algériens aux prises depuis près de dix ans avec l’un des plus
hideux terrorismes religieux que le monde ait connu n’a guère ému les
gouvernants français successifs. On ne voit pas jusqu’à aujourd’hui ne serait-ce
que l’amorce d’un changement à cet égard.
On
ne peut donc que rejoindre les conclusions présentées par l’universitaire
algérien Hassan Remaoun lors du colloque “Politique
et religion” organisé près d’Alger en
mai 1993 :
Si
la séparation des sphères du religieux et du politique est un phénomène qui
émerge en premier lieu dans la période moderne et contemporaine et au sein du
monde occidental, rien ne prédestinait ce dernier plus que d’autres à cette
situation, sinon que la conjoncture d’un certain nombre de hasards historiques
en a fait le centre d’un processus d’universalisation du devenir humain d’une
vitalité et d’une ampleur inconnues jusqu’ici. L’éclatement du carcan féodal
sous l’impact d’un épanouissement sans précédent des rapports marchands, le
processus du savoir et de la pensée par rapport à la théologie, la révolution
industrielle et la révolution démocratique ont indubitablement mené à la
libération de l’individu vis-à-vis des liens communautaires traditionnels et à
la sécularisation de la société et du politique.[23]
Ajoutons
seulement qu’aux facteurs de “vitalité” du processus mondial de
laïcisation énumérés dans ce texte remarquable s’ajoute, à l’aube du XXIème siècle, un élément nouveau, qui pourrait bien se
révéler décisif. Les femmes, presque totalement absentes de l’histoire des
luttes pour la laïcisation jusqu’au XXème siècle,
alors même qu’elles étaient les premières victimes des lois patriarcales à
caution religieuse, sont entrées en mouvement pour la conquête de leurs droits,
et ce mouvement vaste et multiforme touche aujourd’hui tous les continents,
toutes les aires de civilisation. Dans ce combat difficile, mais essentiel, les
femmes, et les hommes qui en comprennent le sens et s’y associent, ne peuvent
vaincre qu’en ôtant au pouvoir masculin l’arme qui l’a si bien protégé jusqu’à
aujourd’hui, sa légitimation par la volonté divine. Il leur faut opposer aux
prétendus commandements de Dieu le droit des êtres humains des deux sexes à
l’égalité, un droit qu’aucun discours religieux ne peut fonder, ce qui revient
à séparer fermement et sans ambiguïté politique et religion. “Le mouvement
féministe est né au XVIIème siècle, et il a eu un
certain impact dans l’Europe occidentale. Mais en Asie, en Afrique, en Amérique
latine, les femmes sont tellement opprimées socialement, économiquement,
politiquement que leur libération sera impossible sans une transformation
radicale des structures de la société et de l’Etat, ni sans rompre les chaînes
de la religion.[24] ”
Ces
mots de Taslima Nasreen dessinent une voie d’avenir. La séparation du politique
et du religieux permettra seule de s’y avancer.
Benoît
MELY
juin-octobre 2000
BIBLIOGRAPHIE
SOMMAIRE
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