POUR LA LAÏCITÉ

AU SUD COMME AU NORD DE LA MÉDITERRANÉE

 

 

Cet article reprend les principaux éléments d’une conférence de Benoît Mély, faite le 16 juin 2000 à la Bourse du Travail de Bobigny sous le même titre, à l’invitation de l’association l’Algérie au cœur. 

 

 

 

            Il n’est assurément pas facile pour des Algériens de revendiquer aujourd’hui la laïcité pour leur pays. On le conçoit sans peine. Il est encore dangereux, sur la rive sud de la Méditerranée, d’exprimer publiquement des opinions laïques - longue est la liste de celles et de ceux qui l’ont payé de leur vie ces dernières années. On tue encore au nom de Dieu en Algérie - et c’est aussi au nom de Dieu qu’on gouverne, comme l’a récemment rappelé le président algérien en visite officielle en France, en commençant son intervention à l’Assemblée Nationale française le 15 juin dernier par une invocation du Tout-Puissant.

 

            Terrorisme religieux et pouvoir politique conjuguent donc leurs efforts pour tenter d’empêcher qu’émerge enfin en Algérie l’idée laïque comme une idée d’avenir. Avec, en renfort, une affirmation mille fois ressassée : la séparation du politique et du religieux ne serait qu’une idée importée, une valeur spécifiquement “occidentale”, sans rapport avec les traditions et la culture des sociétés dites arabo-musulmanes, qui ignoreraient, et auraient toujours ignoré,  toute distinction entre les sphères publique et privée. Même en dehors de toute analyse historique, l’argument paraît cependant bien fragile. Le suffrage universel, par exemple, ne fait pas non plus partie, historiquement parlant, des traditions politiques du monde dit arabo-musulman. Faut-il donc en réserver l’usage à l’Occident, sous prétexte que c’est en Europe d’abord qu’il s’est, non sans mal, imposé comme une condition certes insuffisante mais nécessaire de la démocratie ? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi en serait-il autrement de la laïcité ?

 

            Si cette question de bon sens a encore du mal à faire son chemin, il ne faut pas en incriminer seulement ceux qui, en Algérie comme dans le reste du monde “arabo-musulman”, ont intérêt à ce que perdure l’actuelle immixtion du religieux dans le champ politique. En Europe aussi, et singulièrement en France, il faut le reconnaître, il ne manque pas de bons esprits pour affirmer que la laïcité est sans doute “bonne pour nous” Français, mais inapplicable ailleurs - en particulier dans les pays dits musulmans.

 

            Piètre gallocentrisme, qui ignore l’essentiel : la laïcité est avant tout un cadre juridique organisant la séparation des cultes et de l’Etat, dans le respect de leur indépendance réciproque. L’indépendance de l’Etat par rapport aux cultes (pas de religion officielle, neutralité religieuse de l’Etat, libre choix de chacun en matière de conscience, libre expression de sa foi, ou de son incroyance, garantie par la loi) a pour contrepartie l’indépendance des cultes par rapports à l’Etat (ni Ministère des affaires religieuses, ni corps de religieux-fonctionnaires, libre gestion par chaque culte de ce qui relève de son organisation propre). C’est “un système inestimable de garantie des libertés fondamentales” (Abderrahim Lamchichi[1] ). Il n’a rien a voir, il faut y insister, avec l’athéisme d’Etat tel qu’il a été institué en URSS tout particulièrement à partir du milieu des années 1920 (parce que la non-croyance officielle est la négation de la neutralité de l’Etat en matière de conscience). Il ne peut non plus être assimilée à cette laïcité imposée sous la botte militaire qui, en Turquie, a fini par réintroduire officiellement  le sentiment religieux, aux côtés du nationalisme, comme facteur d’ordre et de soumission au régime (depuis 1982 l’enseignement religieux est de nouveau obligatoire dans l’enseignement public turc). Comme l’écrit le sociologue égyptien Fouad Zakariya :

           

      La laïcité [Al-Almaniyya], dans les conditions actuelles de la société arabo-musulmane, ne désigne pas un projet global de société, une “idéologie” pouvant tenir lieu de plate-forme politique à un parti, mais un cadre intellectuel extrêmement large, pouvant abriter toute sorte de positions politiques et idéologiques, qui ne nous montre pas le chemin que nous devons suivre, mais celui que nous devons éviter. La laïcité n’est pas le produit de circonstances historiques particulières. C’est un besoin constant, qui s’impose à toute société menacée par la pensée autoritaire médiévale[2] . 

 

            Il ne serait sans doute pas inutile de s’interroger sur le degré réel de laïcisation des institutions politiques dans les sociétés occidentales, où les Eglises chrétiennes n’ont pas totalement renoncé à intervenir dans l’espace public, souvent avec la bienveillance des pouvoirs gouvernementaux (y compris en France où trois départements de l’Est échappent à la loi de séparation de 1905, et où le réseau scolaire confessionnel catholique ne survit, depuis quarante ans, que grâce à son financement sur fonds publics). Mais on accordera ici aux tenants de la thèse “culturaliste” que pour l’essentiel, la sécularisation des institutions politiques (et, globalement, du système éducatif) a atteint en Europe un niveau encore inconnu dans la plupart des autres pays à l’échelle mondiale. Est-ce assez pour faire de la laïcité une “spécificité européenne” ?

           

            Les arguments de ceux qui l’affirment sont essentiellement de trois ordres. Le premier prétend déduire d’une comparaison entre l’islam et le christianisme que ce dernier s’ouvrirait plus facilement à une séparation du “temporel” et  du “spirituel” - en un mot, que le christianisme constituerait à la différence de l’islam un terrain favorable à l’émergence de la laïcité. Le second invoque la tradition culturelle arabo-musulmane, à qui l’idée de séparation du politique et du religieux serait toujours restée étrangère (tandis que, symétriquement, cette conception politique serait une notion par essence liée à la “culture occidentale”). On dénonce enfin avec force dans la laïcité une “arme de l’Occident” qui chercherait ainsi à mieux imposer sa domination sur des peuples coupés de leurs racines et de leur identité.

 

            Examinons brièvement ce que valent chacun de ces arguments.

 

 

Le christianisme n’est historiquement

pas plus “sécularisant” que l’islam.

 

            Le christianisme contiendrait-il des éléments de doctrine qui le prédisposeraient en quelque sorte à s’accommoder de la laïcité ? La thèse a été soutenue, non seulement par des idéologues de l’islamisme, mais par des spécialistes occidentaux de l’islam. Pierre Rondot, dans un article de 1960 sur “La laïcité en pays musulman” , voyait déjà dans la formule de l’Evangile “Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu” les “paroles sur lesquelles s’est fondée cette non-confusion de l’Eglise et de l’Etat qui est une des bases de la vie publique occidentale d’aujourd’hui”[3] ; de là découlait, selon lui, l’évolution divergente de l’Occident et du monde “arabo-musulman” en matière de laïcité. Mais cette lecture “laïcisante” du texte biblique fait fi de réalités historiques incontournables. Elle ignore avec quelle énergie les Eglises, tant catholique que protestantes, ont longtemps condamné dans les termes les plus explicites, jusque dans les premières décennies du XXème siècle, la séparation de l’Eglise et de l’Etat comme contraire à la doctrine du Christ. Considérée historiquement, la formule “Rendez à César...” a essentiellement servi jusqu’à une date assez récente à penser, non la séparation du politique et du religieux, mais la connexion des deux autorités, leur nécessaire collaboration, et la non moins nécessaire obéissance à l’une, en tant que sujets, à l’autre, en tant que fidèles.

 

            Il n’est peut-être pas inutile d’évoquer à ce propos le contexte culturel et historique dans lequel s’est constituée la doctrine politique du christianisme, celui de la conversion officielle de l’Empire romain à la nouvelle religion et de l’interdiction des autres cultes (IVème-Vème siècles de l’ère chrétienne). Le triomphe du christianisme s’opéra en effet  sur la base d’une lutte sans merci contre la pensée rationaliste que la philosophie et la science grecques avaient léguée au monde. “Ne croyez pas que la Sainte Ecriture se contredise jamais, s’écriait Saint Jean Chrysostome à la fin du IVème siècle, bouchez-vous les oreilles aux propos de ceux qui enseignent le contraire .”[4] Il s’agissait pour lui de défendre la véracité du récit biblique de la création du monde, si peu crédible auprès d’un public cultivé nourri de l’œuvre d’Aristote ou de Ptolémée. Et s’il s’en trouvaient d’assez hardis pour résister à cet argument d’autorité, ajoutait-il, qu’on les fasse taire une bonne fois pour toutes : ”Après avoir entendu cette grande doctrine  [de Moïse], qui donc pourra tolérer ces gens qui parlent selon leurs propres pensées et qui osent, contre la Sainte Ecriture, dire qu’il y a plusieurs cieux ? ” [allusion à la théorie des sphères célestes, au fondement de l’astronomie grecque antique, mais inconnue de la Genèse]. Saint Augustin aboutissait à peu près au même moment à la même conclusion : “L’autorité de l’Ecriture prévaut contre les ressources de tout esprit humain .“ [5] Allant plus loin, Augustin devait devenir dans l’histoire du christianisme le premier théoricien de ce qu’il osa appeler la “juste persécution ” des hérétiques et des déviants en matière de foi[6].

 

            C’est dans ce contexte d’intolérance religieuse exacerbée que se constitua la doctrine chrétienne de la distinction entre les pouvoirs temporel et spirituel. “Pour satisfaire au vœu [du Christ] les empereurs chrétiens s’adresseront au pontife lorsque la vie éternelle sera en jeu, et les pontifes useront de la protection des empereurs dans le cours de la vie temporelle. Qu’aucun ne passe les bornes de son domaine”, écrivait le pape Gélase à la fin du Vème siècle, dans un texte qui devait devenir canonique dans la tradition catholique[7]. On ne saurait voir dans cette distinction ne serait-ce qu’une ébauche d’une véritable séparation des pouvoirs politique et religieux. Au contraire. Loin de prôner leur indépendance réciproque, l’Eglise triomphante demandait au pouvoir politique la “protection” de son nouveau monopole religieux. En échange, le pouvoir politique pouvait attendre des autorités chrétiennes une légitimation de son autorité (c’est l’idée, surabondamment représentée dans la tradition chrétienne jusqu’à une date récente, que la désobéissance au pouvoir temporel est passible, non seulement d’un châtiment en ce monde, mais de la damnation éternelle dans l’autre).

 

            Sur les ruines de la distinction grecque entre monde profane et monde religieux s’imposait ainsi sur l’ensemble du pourtour méditerranéen l’idée qu’aucun domaine de l’existence n’était étranger à la religion, et que celle-ci pouvait légitimement recourir à la violence, y compris à la violence d’Etat, pour faire respecter ses injonctions. L’hypothèse d’une prédisposition du christianisme à la sécularisation, ce bricolage idéologique de confection récente, ne résiste pas à une approche historique des faits. Les fanatiques de toutes confessions devraient bien plutôt aujourd’hui rendre hommage à Saint Jean Chrysostome et à Saint Augustin en tant que vrais pères spirituels de leurs doctrines mortifères. 

 

 

La lutte rationaliste contre les écoles théologiques

au cœur de l’histoire culturelle arabo-musulmane.

 

            Faut il accorder davantage de crédit à la seconde affirmation des adversaires de la séparation du religieux et du politique dans les pays dits arabo-musulmans, celle selon laquelle l’idée d’une telle séparation serait totalement étrangère à la tradition historique de ces pays ? On pourrait se contenter de répondre : “Et quand bien même ?” Car on ne voit pas pourquoi on serait en droit d’interdire aujourd’hui à un peuple de jouir de la liberté de conscience au nom de l’unanimisme religieux de siècles passés. Mais dans le cas qui nous occupe, non seulement ce prétendu argument est sans fondement rationnel, mais il est historiquement faux, et en définitive mutilant, en ce qu’il prive la culture arabo-musulmane d’une de ses composantes essentielles.

 

            Nous savons peu de choses sur l’histoire de la pensée libre en “terre d’islam”. Le sujet, difficile à traiter dans les pays concernés, on le comprend, n’a guère intéressé les historiens occidentaux. Bien des éléments incitent cependant à un réexamen des idées reçues en ce domaine. L’historien espagnol Juan Vernet rapporte ainsi le témoignage remarquable d’un voyageur andalou étudiant à Bagdad à la fin du Xème siècle de l’ère chrétienne, qui assista à des séances de discussion sur des questions religieuses “fréquentées non seulement par les musulmans de toutes les écoles orthodoxes et hétérodoxes, mais encore par les Infidèles, Zoroastriens, matérialistes, athées, Juifs , Chrétiens, en un mot par des gens de toute sorte de religion. Chaque école avait son chef, chargé de défendre les opinions qu’elle professait, et quand l’un d’eux entrait dans la salle, tous se levaient respectueusement, et nul ne se rasseyait avant qu’il n’ait gagné sa place. Très vite, la salle se remplit et l’un des infidèles prit la parole. “Nous nous sommes réunis, dit-il, pour discuter. Vous, musulmans, ne nous attaquez pas avec quelque argument tiré de votre livre ou fondé sur l’autorité de votre prophète : tenons-nous en à des preuves fondées sur la raison humaine.“ Cette condition fut unanimement acceptée[8] ”.

 

            Libre expression en matière de conscience, y compris pour les “matérialistes” et les « athées » ; respect réciproque des opinions ; rejet unanime de l’argument d’autorité : la civilisation “arabo-musulmane” a donc été capable d’engendrer, à telle ou telle période privilégiée de son histoire, et tout au moins pour un secteur social particulier, celui des intellectuels et des “savants”, l’idée que la foi ou la non-croyance de chacun ne dépendait que de son choix privé, et que la libre confrontation rationnelle des arguments devait se substituer au recours à l’anathème et à la violence. C’est dans ce climat que le grand médecin et philosophe Abû Bakr al-Râzi (864-925, plus connu en Occident sous son nom latinisé, “Rhazes”), “le plus grand libre penseur de tout l’islam[9], a pu produire une œuvre admirable d’audace rationaliste. Si son traité Sur les prophètes est perdu, on a pu reconstituer ainsi, à partir de fragments, les contours de sa pensée :

 

      Il considère les prophètes comme des imposteurs, les textes sacrés comme un tissu de légendes dégradantes pour l’intelligence, les confessions religieuses comme des sources de guerres sanglantes et d’abrutissement mental, et il prône l’usage de la raison philosophique et scientifique comme guide des comportements individuels et sociaux.[10]

           

            Réfuté avec véhémence de son vivant par plusieurs théologiens (ce qui témoigne tout au moins de l’audience qu’on prêtait alors à sa pensée), al-Râzî l’oublié représente, selon l’historien de la philosophie médiévale Alain de Libera, “le principal épisode de radicalisation laïque de la philosophie en terre d’Islam” de sorte que “même inégalée, la figure de Rhazès restera la norme à laquelle mesurer la laïcité des penseurs ultérieurs.[11]

 

            On ne saurait certes se représenter tout uniment l’époque des califes abbassides comme un âge d’or de tolérance religieuse. Des épisodes de liberté relative ont alterné avec des phases répressives particulièrement intenses, au gré des conjonctures politiques et des intérêts du pouvoir. Mais il serait absurde de ne voir la riche production intellectuelle de cette époque qu’au travers des lunettes filtrantes des historiens dévots des siècles suivants.

 

            Et surtout, il est impossible de saisir les enjeux du célèbre conflit qui opposa d’une façon plus générale durant quatre siècles (IXème - XIIème siècle) les philosophes  et les théologiens musulmans, avant de se terminer par la victoire complète de ces derniers, si on le réduit comme on le fait trop souvent à un conflit sur l’interprétation de la foi musulmane. L’enjeu, pour les introducteurs de la pensée de Platon et d’Aristote dans le Moyen-Orient de cette époque, était de s’approprier des outils de réflexion permettant d’accéder à une compréhension rationnelle du monde, non pour répéter simplement les grands penseurs grecs, mais pour les combiner avec leurs propres références culturelles et créer ainsi de nouvelles synthèses originales. C’est une démarche en son fond similaire à celle des mathématiciens arabes ou persans qui s’appuyaient à la même époque sur l’arithmétique hellénistique et le calcul indien pour inventer l’algèbre. Mais dans le cas de la falsafa (le mot philosophie en arabe est lui-même d’origine grecque) cette hybridation culturelle représentait une mise en cause directe du dogmatisme religieux des écoles théologiques coraniques. Au fond, il s’agissait du second acte d’un drame dont le premier s’était joué quelques siècles plus tôt sur les rives de la Méditerranée, quand le christianisme triomphant avait entrepris de procéder à l’éradication de la pensée rationaliste grecque dans son aire d’influence. L’enjeu, pour les théologiens musulmans, était exactement le même que pour les “Pères de l’Eglise”, bien que les références religieuses aient évidemment été différentes : réduire au silence « ces gens qui parlent selon leurs propres pensées » , et qui excitaient déjà la sainte colère de Jean Chrysostome.

 

            C’est ainsi qu’Ibn Sina (Avicenne) fut poursuivi sa vie durant par l’accusation d’impiété (il dut même fuir précipitamment, un peu après l’an 1000, un sultan auprès de qui il exerçait son art médical, et qui s’était laissé persuader que son médecin était un mécréant). Après sa mort, les gardiens de l’orthodoxie tant sunnite que chiite dénoncèrent à l’envi ses “hérésies” ; le plus connu d’entre eux, Al Ghazzâli (mort en 1111), l’ « ornement de la religion », comme on le surnomma, fit de lui l’une des cibles principales de sa violente diatribe LEcroulement des philosophes. Il y relevait trois “erreurs majeures” d’Ibn Sina et d’autres partisans de la falsafa, trois remises en cause du dogme religieux toutes directement inspirées de la lecture d’Aristote (entre autres “hérésies à l’encontre des lois divines,” Al Ghazzâli dénonçait la thèse aristotélicienne de l’éternité du monde, qui contredisait le dogme musulman de la création, sans savoir qu’il reproduisait, à sept siècles de distance, les condamnations de Saint Augustin sur le même sujet dans sa Genèse au sens littéral.[12]

 

            Inutile de s’étendre davantage ici sur cet acharnement théologique contre l’une des plus grandes pensées du monde arabo-persan, et sur les anathèmes adressés à quiconque s’adonnerait à la lecture de philosophes non-musulmans. L’introduction au Livre de Science d’Ibn Sina/ Avicenne dans l’édition Les Belles Lettres/Unesco (série persane, 1986) donnera à un lecteur francophone de plus amples indications. L’important est ici que le recours aux Grecs, non comme autorité à substituer à une autre, mais comme ouverture vers une pensée indépendante des dogmes religieux en vigueur, et capable de mieux rendre compte  que ceux-ci du réel, a représenté pour la culture “arabo-musulmane” un apport essentiel à son développement. Le droit à la lecture d’auteurs non musulmans revendiqué par les philosophes  arabes et persans  - et même le droit à s’appuyer sur les outils logiques qu’ils y trouvaient pour interpréter, mieux que les théologiens pensaient-ils, le texte coranique lui-même - a impulsé historiquement une démarche de séparation du rationnel et du théologique au cœur de ce que la culture arabo-musulmane a produit de plus précieux. Ceux qui le nient aujourd’hui ne protègent pas un héritage culturel : ils le mutilent et le défigurent.  

 

 

            C’est avec Ibn Rushd (Averroès), mort en 1198, que  la lutte entre philosophes et théologiens atteint son point culminant et sa formulation la plus politique[13]. Le philosophe andalou, qui consacra l’essentiel de son œuvre à commenter Aristote, repousse lui aussi tout interdit théologique en matière de lecture. “ll importe peu que ceux qui nous ont précédés [dans l’examen des démonstrations rationnelles] soient ou non de notre religion. Puisque cette étude... a déjà été effectuée le plus parfaitement qui soit par les Anciens, alors certes il nous faut puiser à pleines mains dans leurs livres, afin de voir ce qu’ils en ont dit. Si tout s’y avère juste, nous le recevrons de leur part ; et s’il s’y trouve quelque chose qui ne le soit, nous le signalerons [14] (Discours décisif). Ibn Rushd affirme ainsi le droit de la  pensée indépendante à s’émanciper de la théologie[15] pour porter une réflexion rationnelle sur le monde. Il n’y a plus d’argument d’autorité devant lequel la raison devrait ployer. Le Coran lui-même ne doit pas être abandonné aux écoles théologiques : le Discours décisif établit le droit du philosophe (c’est-à-dire de celui qui sait user avec discernement de sa raison) à interpréter le texte sacré avec ses propres méthodes de réflexion quand le sens littéral de celui-ci lui semble en contradiction avec ses propres conclusions.

 

Les écoles théologiques sont ainsi accusées, non seulement de faire obstacle à la libre recherche de la vérité (c’est l’idée directrice de L’Ecroulement de l’écroulement, réfutation implacable d’Al Ghazzâli), mais aussi de porter dans la société civile intolérance, guerre, fanatisme:

 

C’est le recours aux exégèses allégoriques, particulièrement aux fausses – et l’idée que de telles exégèses de l’Ecriture devaient être publiées à tous, qui a fait naître les écoles théologiques dans l’Islam, avec pour résultat qu’elles se sont mutuellement accusées d’incroyance et d’hérésie… La conséquence de tout cela c’est qu’ils [les partisants des écoles mu’tazilite et ash’arite] ont précipité les gens dans la haine, l’exécration mutuelle et les guerres, qu’ils ont déchiré les Ecritures en lambeaux, qu’ils ont entièrement divisé le peuple.

 

Leurs penseurs spéculatifs sont devenus des oppresseurs pour les Musulmans, en ce sens qu’une fraction des Ash’arites a fini par traiter d’infidèles tous ceux qui n’arrivaient pas à la connaissance du créateur glorieux par les méthodes qu’ils avaient eux même employées dans leurs livres pour y parvenir... Tout  cela vient de ce qu’ils croient qu’il n’y a qu’une seule méthode.[16]  

 

            La solution que propose Ibn Rushd n’est pas d’interdire les écoles théologiques, mais de les contraindre à ne pas divulguer à l’extérieur de leurs propres rangs leurs interprétations religieuses si nocives pour le bien public - avec pour contrepartie l’obligation parallèle des philosophes à ne pas répandre hors de leur milieu les résultats de leurs recherches, le pouvoir politique étant pour sa part chargé de veiller à ce que ni les uns ni les autres ne sortent de leur champ d’influence respectif. Quant à la foule, le Coran doit assurément rester pour Ibn Rushd l’aliment essentiel de sa vie spirituelle - mais sans que les théologiens puissent utiliser leur demi-savoir et leur art “dialectique”, c’est-à-dire fondé sur des raisonnements approximatifs, pour y semer le trouble et la violence. 

 

            Sans doute Ibn Rushd ne peut être présenté comme un penseur de la séparation du politique et de religieux au sens où nous l’entendons aujourd’hui. L’idée que le droit civil (celui qui s’applique à l’ensemble des êtres humains) pouvait être séparé du droit religieux n’est pas de son temps. Mais il pose, dans les termes qui étaient ceux de son siècle et de son aire culturelle, la question clé de la mise hors d’état de nuire de ceux qui se constituent en seuls interprètes autorisés du texte sacré pour asseoir leur influence sur les masses. Il y apporte une réponse d’une audace radicale (confiner les théologiens dans leur monde clos et les laisser se déchirer entre eux ) qui explique sans doute le destin ultérieur de son œuvre. Dans une culture arabo-musulmane peu à peu gagnée par la dévotion, Ibn Rushd devait tomber dans un oubli de plusieurs siècles. Nous pouvons aujourd’hui mieux évaluer sa stature, qui est immense, et qui suffit à elle seule à faire justice de l’idée simpliste, ou sciemment déformante, d’une civilisation qui aurait unanimement accepté les interdits religieux sur la pensée libre sans chercher à s’en défaire.

 

            (Cet aperçu, nécessairement très bref, de quelques grandes pensées de la civilisation arabo-musulmane comporte évidemment de nombreuses lacunes. Un examen un peu plus détaillé pourrait, par exemple, évoquer quelques grands poètes à la pensée libre, tels le syrien Al-Ma’arri[17] ou le persan Omar Khayam, ou bien s’arrêter sur l’œuvre singulière de l’historien Ibn Khaldoun, dont les conceptions du rapport entre pouvoir politique et foi ne s’accordent pas avec l’idée convenue d’une “indistinction” des deux domaines en contexte arabo-musulman. Dans le chapitre de son Discours sur l’histoire universelle (rédigé dans les dernières années du XIVème siècle) consacré aux “opinions différentes sur le califat”, Ibn Khaldoun évoque “ces peuples qui n’avaient pas d’Ecriture Sainte” ni de prophète et qui pourtant avaient su constituer des Etats viables. Il en conclut que la foi (indispensable assurément à ses yeux pour le salut éternel) n’est cependant pas nécessaire à l’organisation civile comme telle. “Pour éviter les conflits, il suffit que chacun sache que la raison lui défend d’être injuste. Pour éviter les conflits, il suffit de chefs tout-puissants, ou de la décision, prise par le peuple lui-même, de s’abstenir de querelle et d’injustice mutuelle ; il n’est donc pas besoin d’imam pour cela” - voir le commentaire de ce passage par Yves Lacoste dans son Ibn Khaldoun, naissance de l’histoire, passé du tiers Monde, 1966. Mais la pensée de cet historien aux vues si pénétrantes devait pour plusieurs siècles demeurer stérile, étouffée en “terre d’islam” par la religiosité triomphante).

 

 

            Neutralité de l’Etat en matière de conscience,

 séparation des religions et de l’Etat :

des conceptions nées en Europe, mais de portée universelle.

 

            Nous pouvons aussi commencer à mieux mesurer ce que l’histoire culturelle européenne doit, depuis le Moyen-âge, aux grands philosophes rationalistes persans et arabes. Ceux-ci provoquèrent en effet, lorsqu’ils furent traduits en latin au XIIIème siècle, un choc culturel qui ébranla jusqu’en ses fondements la domination de l’Eglise sur la vie intellectuelle de l’Europe. “Le conflit de la religion et de la philosophie, écrit Alain de Libera, a été importé en Occident par les Arabes. Avec saint Augustin (fin  du IVème siècle) la philosophie a été vaincue. Elle ne relève la tête avec sa vision rationaliste que grâce aux Arabes .”[18]

 

            Certes, la pensée rationaliste du Moyen-âge n’est pas encore à proprement parler une pensée laïque. Sur le plan politique, elle plaide en effet non pour la séparation complète du temporel et du spirituel (de l’Empire et de la papauté, selon les termes de l’époque) mais pour la subordination du second au premier. C’est en particulier la thèse que développe Marsile de Padoue, classiquement présenté comme le principal précurseur médiéval de la laïcité, dans son Défenseur de la Paix [c’est-à-dire de la paix civile, qu’il estime menacée par les prétentions de l’Eglise à imposer sa loi au pouvoir politique, 1326]. Repérer, ne serait ce que sommairement, les développements historiques qui conduiront, en contexte occidental, à la formulation moderne de l’idée de séparation de l’Eglise et de l’Etat excéderait toutefois le cadre de cet article. On se bornera ici à de brèves remarques.

 

            La première concerne les conditions historiques de l’émergence de la notion d’Etat neutre à l’égard des religions. Cette conception, inconnue du moyen-âge européen, naît avec la dislocation de l’unité religieuse de l’Europe chrétienne aux XVIème et XVIIème siècles et les luttes religieuses sanglantes qui en découlent. Plutôt que de chercher à maintenir une impossible uniformité religieuse dans le cadre territorial d’un Etat, et de charger l’autorité civile (le “bras séculier”) d’y réprimer par la force les conceptions minoritaires, ne serait-il pas préférable d’admettre la pleine liberté de chacun en matière de conscience et de culte - c’est-à-dire la non-immixtion de l’Etat (la sphère publique) dans le domaine privé de la foi ? C’est la conviction qui anime en particulier, à la fin du XVIIème siècle, l’anglais John Locke. Sa Lettre sur la tolérance (1689) exprime avec une netteté remarquable la nouvelle doctrine de la neutralité religieuse de l’Etat, au fondement de la laïcité moderne. Au point de départ se trouve la révolte devant les horreurs du fanatisme, devant “ces hommes poussés par l’amour du pouvoir... qui sous prétexte de religion persécutent, torturent, pillent, massacrent[19] . Locke l’affirme avec force : pour en finir avec ces crimes, “il faut avant tout distinguer entre les affaires de  la cité et celles de la religion. De justes limites doivent être définies entre l’Eglise et l’Etat ”. L’Eglise doit être “absolument distincte et séparée de l’Etat et des affaires civiles” car celles-ci “ne relèvent pas de la religion”. L’Etat, lui, doit une fois pour toutes admettre que les affaires religieuses ne sont pas de son ressort : “le soin de sa propre âme est entre les mains de chacun et il faut le laisser à chacun”. C’est pourquoi “tout le pouvoir de l’Etat ne concerne que les biens civils, il est borné au soin des choses de ce monde, et il ne doit toucher à rien de ce qui regarde la vie future.” Sa responsabilité est seulement de garantir la liberté de culte à chaque Eglise (ou plutôt, à chaque religion, la liberté religieuse s’étendant explicitement pour Locke aux “juifs, mahométans et païens ”), sans se mêler aucunement de l’organisation interne de ces cultes ou de leurs doctrines particulières.

 

            Le point de départ de Locke, par delà toutes les différences de contexte historique, apparaît donc étonnamment semblable à celui du Discours Décisif d’Ibn Rushd / Averroès, cinq siècles plus tôt (il ne peut s’agir d’influence directe, puisque le Discours Décisif, non traduit en latin, est resté ignoré de l’Europe jusqu’au milieu du XIXème siècle). A cinq siècles de distance donc, les deux ouvrages sont clairement animés de la même volonté de mettre un terme aux ravages du fanatisme religieux (que ce dernier se réclame du Coran ou de la Bible n’a ici qu’une importance très secondaire). Mais les solutions qu’ils préconisent diffèrent. Dans le contexte historique nouveau créé en Europe, et particulièrement en Angleterre, par la division de la chrétienté et la multiplication des groupes religieux dissidents, le maintien d’un lien privilégié entre le pouvoir politique et une confession déterminée apparaît à Locke une impasse. C’est au contraire dans le libre exercice de tous les cultes, sans qu’aucun d’eux ne jouisse dans l’Etat d’une position officielle, que réside pour lui la possibilité du “vivre ensemble”. Et Locke ajoute logiquement que cette liberté garantie par l’Etat doit s’étendre au libre choix par chaque homme du culte qui lui convient le mieux, en d’autres termes, au droit à l’apostasie : “Il est nécessaire que la même liberté avec laquelle il est entré [dans une religion donnée] lui ouvre toujours la sortie”.

 

            On voit à quel point il est superficiel et faux de présenter la conception de l’Etat neutre en matière de conscience comme découlant d’une “spécificité occidentale.” Née de la volonté de se mettre une fois pour toutes à l’abri des conséquences de l’intolérance et du fanatisme religieux, son champ d’application s’étend visiblement à toutes les situations où des peuples sont confrontés à des situations dramatiques de même nature. Interdire cette discussion aujourd’hui au sud de la Méditerranée, sous prétexte que sa première formulation est historiquement apparue un peu plus au Nord, est faire preuve de la même étroitesse d’esprit que celle de ces médecins européens médiévaux qui refusaient d’examiner telle ou telle innovation médicale sous prétexte qu’elle était d’origine arabe.[20] 

 

            La doctrine de la neutralité de l’Etat en matière de conscience présentait encore chez Locke certaines limitations. Ainsi ne s’étendait-elle pas aux athées, considérés alors d’un consensus presque unanime comme incapables de respecter des règles de conduite morale. Le préjugé eut la vie dure - en vérité, il est loin d’avoir totalement disparu aujourd’hui. Cette importante réserve faite, cette doctrine, telle qu’elle se trouve classiquement formulée chez Locke, devait inspirer tous les développements ultérieurs des politiques de séparation des religions et de l’Etat, à commencer par la première en date des lois de séparation, celle adoptée à l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique (le premier amendement  à la Constitution fédérale (1791) interdisait toute Eglise “établie”, c’est-à-dire officielle ; l’un de ses promoteurs, James Madison, le commenta en ces termes : “la chrétienté n’a pas besoin du soutien de l’Etat, et l’Etat n’a pas besoin de la religion.”

 

            La revendication de “séparation de la religion et de l’Etat” devait prendre une nouvelle ampleur dans l’Europe de la seconde moitié du XIXème siècle. Le contexte historique avait évolué. Après le gigantesque ébranlement de la Révolution française, les Eglises catholique et protestantes s’étaient presque totalement investies dans le soutien aux régimes autoritaires censés empêcher le retour de nouvelles secousses révolutionnaires. S’estimant menacées, les classes dominantes, dans l’ensemble, sentaient fortement qu’elles avaient désormais “besoin de la religion” pour inculquer massivement aux populations l’idée que le devoir du chrétien est dans l’obéissance aux supérieurs et dans la soumission aux pouvoirs établis par Dieu. A l’école comme dans la vie publique, les classes dominantes appliquaient non sans cynisme la maxime selon laquelle “il faut une religion pour le peuple”. Face à cette “union du trône et de l’autel”, le mouvement démocratique, puis le mouvement ouvrier naissant, reprirent donc à leur compte la revendication d’une séparation radicale de l’Eglise et de l’Etat. L’idée était désormais d’empêcher l’Etat de s’appuyer sur une ou des Eglise(s) comme instrument de légitimation de leur autorité. Le recours au sacré devait être exclu du champ politique, si l’on voulait ôter aux gouvernants, ou à tel parti se réclamant de la religion, le moyen de manipuler les consciences et de contrôler les comportements au profit des conservatismes en place. La plupart des partis socialistes européens, à la fin du XIXème siècle, considéraient que “la religion doit être déclarée affaire privéeet inclurent dans leur programme la séparation de l’Eglise et de l’Etat” ainsi que “la séparation de l’Eglise et de l’Ecole”.

 

            Un siècle plus tard, même si ce double objectif n’est nulle part complètement atteint, y compris en France[21], des avancées significatives ont été presque partout accomplies en Europe. Mais là encore, il serait absurde de parler de “spécificité occidentale”. Le problème posé n’a en son fond rien d’européen. Il touche en définitive à la signification même de la démocratie. Le droit des peuples à prendre en main leur sort, à décider eux-mêmes des grandes questions qui les concernent, a-t-il quelque chance d’être respecté tant qu’une minorité, prétendant parler au nom d’une autorité sacrée et donc indiscutée, peut imposer sa loi à la majorité ? A l’évidence non. Pleinement pertinentes au contraire apparaissent ces lignes de Fouad Zakariya citées plus haut : « La laïcité n’est pas le produit de circonstances historiques particulières. C’est un besoin constant, qui s’impose à toute société menacée par la pensée autoritaire médiévale ». Ajoutons: “ou menacée par toute pensée autoritaire, de quelque nature qu’elle soit”, tant il est vrai que le déclin des croyances religieuses en Occident a conduit les pouvoirs à chercher d’autres formes de manipulation des consciences, au nom d’autres dogmatismes (économiques en particulier), peut-être tout aussi redoutables.

 

 

            “La laïcité n’est pas un article d’exportation” (Gambetta)

 

            Quant au dernier “argument” opposé aux partisans de la laïcité au sud de la Méditerranée, celui qui en fait une arme de l’Occident visant à la déculturation des peuples arabes, il mérite à peine qu’on s’y arrête. Ce prétendu complot laïque occidental n’est en effet qu’un mythe, qui ne résiste pas un instant à l’analyse.

 

            L’exemple algérien suffit pour s’en convaincre. La loi de séparation de 1905 en France (article 2 : “La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ”) ne s’appliqua jamais aux trois départements algériens. Une loi de séparation spécifique les concernant fut certes adoptée (27 septembre 1907), mais elle ne fut jamais  mise en application. Les subventions accordées par le gouvernement général aux ministres du culte musulman (dont il contrôlait la nomination) furent prolongées cette année-là pour une période de dix ans, puis reconduites en 1917, 1922, 1932 et enfin 1941 “pour une période indéterminée”. Le budget colonial subventionna par ailleurs jusque dans les années 1950 la construction de mosquées. Bien entendu, les cultes chrétiens profitaient eux aussi largement, et sans doute prioritairement, de cette mise entre parenthèses systématique de la loi de 1905.[22]

 

            La dénomination même de “Français musulmans d’Algérie” dans l’usage administratif avant 1962 constituait une violation évidente du principe de laïcité (pourtant introduit dans la constitution française en 1946), puisqu’elle identifiait une partie de la population sur un critère d’appartenance religieuse, qui servait en réalité à la désigner comme des “Français pas tout à fait comme les autres”. Mais le plus honteux abandon des principes laïques par ailleurs proclamés fut peut-être le maintien des lois musulmanes régissant le statut personnel des femmes algériennes, le pouvoir colonial s’accommodant fort bien du régime patriarcal le plus traditionnel.

 

            A vrai dire, l’Algérie était logée à la même enseigne que la quasi-totalité des autres colonies de la République. Toute l’Afrique noire française ignora également la législation laïque métropolitaine. Les gouvernements des Troisième et Quatrième Républiques se montrèrent ainsi fidèles à la devise de Léon Gambetta, grande figure du radicalisme français aux côtés de Jules Ferry, qui avait déclaré dans un discours célèbre consacré à l’expansion coloniale française (1881) : “La laïcité n’est pas un article d’exportation” . On comprend aisément pourquoi : la domination coloniale ne pouvait se réaliser qu’en cherchant à s’appuyer sur les notables et les autorités religieuses traditionnelles des pays colonisés. On peut encore mesurer aujourd’hui, en Algérie et ailleurs, la nocivité de cette politique.

 

             La déculturation, bien réelle, emprunta bien d’autres canaux : l’encouragement donné aux missions catholiques (d’ailleurs largement subventionnées sur fonds publics), la non-construction d’écoles, le dénigrement du passé culturel des pays colonisés, le maintien d’un analphabétisme de masse... mais assurément pas celui de l’introduction d’une législation laïque que même ses défenseurs patentés en métropole, parvenus au pouvoir dans le cadre du Front Populaire en 1936, ne cherchèrent pas à introduire au sud de la Méditerranée.

 

            Il est sans doute superflu d’ajouter que depuis l’indépendance de l’Algérie, la politique française n’a pas changé sur le fond en ce domaine. Le sort des démocrates algériens aux prises depuis près de dix ans avec l’un des plus hideux terrorismes religieux que le monde ait connu n’a guère ému les gouvernants français successifs. On ne voit pas jusqu’à aujourd’hui ne serait-ce que l’amorce d’un changement à cet égard. 

 

 

 

            On ne peut donc que rejoindre les conclusions présentées par l’universitaire algérien Hassan Remaoun lors du colloque “Politique et religion” organisé près d’Alger en  mai 1993 :

 

        Si la séparation des sphères du religieux et du politique est un phénomène qui émerge en premier lieu dans la période moderne et contemporaine et au sein du monde occidental, rien ne prédestinait ce dernier plus que d’autres à cette situation, sinon que la conjoncture d’un certain nombre de hasards historiques en a fait le centre d’un processus d’universalisation du devenir humain d’une vitalité et d’une ampleur inconnues jusqu’ici. L’éclatement du carcan féodal sous l’impact d’un épanouissement sans précédent des rapports marchands, le processus du savoir et de la pensée par rapport à la théologie, la révolution industrielle et la révolution démocratique ont indubitablement mené à la libération de l’individu vis-à-vis des liens communautaires traditionnels et à la sécularisation de la société et du politique.[23]

 

            Ajoutons seulement qu’aux facteurs de “vitalité” du processus mondial de laïcisation énumérés dans ce texte remarquable s’ajoute, à l’aube du XXIème siècle, un élément nouveau, qui pourrait bien se révéler décisif. Les femmes, presque totalement absentes de l’histoire des luttes pour la laïcisation jusqu’au XXème siècle, alors même qu’elles étaient les premières victimes des lois patriarcales à caution religieuse, sont entrées en mouvement pour la conquête de leurs droits, et ce mouvement vaste et multiforme touche aujourd’hui tous les continents, toutes les aires de civilisation. Dans ce combat difficile, mais essentiel, les femmes, et les hommes qui en comprennent le sens et s’y associent, ne peuvent vaincre qu’en ôtant au pouvoir masculin l’arme qui l’a si bien protégé jusqu’à aujourd’hui, sa légitimation par la volonté divine. Il leur faut opposer aux prétendus commandements de Dieu le droit des êtres humains des deux sexes à l’égalité, un droit qu’aucun discours religieux ne peut fonder, ce qui revient à séparer fermement et sans ambiguïté politique et religion. “Le mouvement féministe est né au XVIIème siècle, et il a eu un certain impact dans l’Europe occidentale. Mais en Asie, en Afrique, en Amérique latine, les femmes sont tellement opprimées socialement, économiquement, politiquement que leur libération sera impossible sans une transformation radicale des structures de la société et de l’Etat, ni sans rompre les chaînes de la religion.[24]

 

            Ces mots de Taslima Nasreen dessinent une voie d’avenir. La séparation du politique et du religieux permettra seule de s’y avancer.

 

 

                                                                                                Benoît MELY

                                                                                                juin-octobre 2000

 

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

(écrits contemporains seulement)

 

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CHARFI Mohamed, Islam et liberté, le malentendu historique, Paris, Albin Michel, 1999 [l’auteur a été ministre de l’Education et des Sciences en Tunisie de 1989 à 1994].

HASQUIN Hervé (dir.), Histoire de la Laïcité, principalement en Belgique et en France, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1979.

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KAMEL, Henri, L’éveil de la tolérance, Hachette, 1967 [la question de la tolérance en matière de foi dans l’Europe des XVIème-XVIIème siècles].

KAMRANE Ramine, La fatwa contre Rushdie, une interprétation stratégique, Paris, Kimé, 1997 [un cas d’école de la manipulation du religieux à des fins politiques : l’affaire Rushdie].

de LIBERA Alain, La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993 [notamment les chapitres consacrés à la falsafa dans l’islam oriental et occidental].

MINOIS Georges, Histoire de l’athéisme, Fayard, 1998 [L’athéisme dans l’antiquité grecque et romaine, le Moyen-âge occidental, l’Europe moderne et contemporaine]

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 PENA-RUIZ Henri, La  laïcité, Paris, Flammarion (collection Dominos), 1998.

 

Politique et religion, colloque des 13-14 mai 1993 à Sidi Fredj, Algérie, ed. El-Adib, Alger, 1998.

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SAADA-GENDRON Julie, La  tolérance, textes choisis, Paris, GF-Flammarion, 1999.

VERNET Juan, Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne, Sindbad, 1985.

ZAKARIYA Fouad , Laïcité ou Islamisme, les Arabes à l’heure du choix, Paris, La Découverte, 1991 (titre original al-Sahwa al-islamiyya mîzân al-’aql, Le Caire, ed. Al-Fikr, 1989).

 



[1]  A. LAMCHICHI, “Au delà du laïcisme autoritaire et de l’islamisme radical, les enjeux de la démocratie pluraliste”, revue Confluences  Méditerranée, printemps 2000, p. 132.

[2]  Fouad ZAKARIYA , Laïcité ou Islamisme, les Arabes à l’heure du choix, Le Caire 1989, (1991 pour la traduction française aux éditions La Découverte), p. 45

[3]  Pierre RONDOT, “La laïcité en pays musulman”,in La Laïcité, colloque du Centre de sciences politiques de Nice (1959), PUF, 1960, p. 118.

[4]  Saint Jean CHRYSOSTOME, Homélies sur la Genèse (vers 470), cité par Pierre DUHEM, Le système du monde, Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Tome 2, Paris, Herman, 1958 (réed.), p. 137.

[5]  Saint AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, (vers 416), Desclée de Brouwer, 1972, p. 161.

[6]  En particulier dans sa Lettre CLXXXV au comte Boniface, texte qui servit pendant des siècles en contexte chrétien de justification théologique au recours au “bras séculier” pour frapper les hérétiques. Voir à ce sujet Julie SAADA-GENDRON , La tolérance, textes choisis, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 87 et suiv.

[7]  Cité et commenté par  Georges de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque à la fin du Moyen-âge , Louvain / Paris, ed. Nauwelarts, 1956 (2ème édition), tome 1, p. IX.

[8]   Juan VERNET, Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne, Sindbad, 1985, p. 24.

[9]  IBN WARRAQ, Why I am not a Muslim, New York, Prometheus Books, 1995, p. 266. L’auteur consacre à al-Razi plusieurs pages éclairantes (p. 266-269) . Voir aussi le chapitre intitulé  Heretics and heterodoxy, atheism and freethought, reason and revelation, p. 243-260. 

[10]  Résumé dû à “l’éminent islamisant P. Lory” (Alain de LIBERA, La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993, p. 103).

[11] Alain de LIBERA, id, p. 103 et 105.

[12] Incidemment, on voit comme il est simpliste d’opposer christianisme et islam au motif que le second serait, à la différence du premier, une “religion sans clergé” (sous-entendu : impossible dans ces conditions d’y séparer le politique du religieux). D’une part, on rencontre au moins un clergé dans le monde musulman, le clergé chiite. D’autre part, il existe bien, chez les sunnites eux-mêmes, des spécialistes qualifiés en matière religieuse, que l’histoire montre tout-à-fait capables d’user des mêmes méthodes d’intimidation des pensées hétérodoxes que le clergé hiérarchisé du christianisme. Par rapport à la question traitée ici, c’est évidemment l’essentiel.

[13]  L’Andalousie était depuis longtemps un foyer philosophique et scientifique particulièrement riche. On sait peu de chose de la production des premiers intellectuels rationalistes andalous, dont la production fut en grande partie détruite dans les auto-da-fe ordonnés par le calife Al-Mansûr peu avant l’an 1000. Mais, comme le remarque A. de Libéra après Renan, “pourquoi y aurait-il eu tant de censures ou de dénonciations passionnées des fâlasifa, des philosophes, s’il n’y avait eu, à l’époque, rien à censurer ?” (p.143).

                Il est significatif que le pieux Ibn Hazm de Cordoue (994-1064), auteur d’un volumineux Traité sur les religions et les écoles de pensée (“le premier traité d’histoire comparée des religions qui ait été écrit tant en arabe que dans une autre langue selon l’islamologue Henri Corbin, Histoire de la philosophie, Pléiade, tome 1), croie nécessaire d’exposer en détail, avant de les réfuter, les opinions des “sceptiques” pour qui on ne peut rien savoir de la divinité, et celles des “athées et matérialistes” pour qui le monde n’a pu être créé.

[15] On peut citer, pour donner une idée de l’audace de cette pensée, ce jugement extrait de son Commentaire sur la République de Platon : “Dans la  mesure où des femmes manifestent des dispositions éminentes, il n’est pas impossible qu’il y ait parmi elles des philosophes et des gouvernants” (Commentary on Plato’s Republic, non traduit en français, 455 E.

[16]  cf IBN RUSDH / AVERROES, Discours décisif (Façl el-maqâl) ed. bilingue GF--Flammarion, 1996, p.163-165.

[17]  Ibn Warraq (voir bibliographie) consacre un chapitre de son livre à cet important poète (903-1057) surnommé le Lucrèce oriental (voir p.282-289).

[18]  Alain de LIBERA, Penser au Moyen-âge, Paris, Seuil, 1991.

[19]   John LOCKE, Lettre sur la tolérance, Paris, ed. 1001 nuits, 1998.

[20]    On voit aussi qu’il est bien imprudent de faire de la laïcité une “exception française”, comme on le croit encore souvent aujourd’hui, tout au moins en France . Ce n’est pas davantage une exclusivité des pays catholiques :  l’opposition qu’on croit parfois pouvoir établir entre sécularisation en pays protestant (par consensus entre les Eglises et la société) et laïcisation  en pays catholique (impliquant une rupture avec l’Eglise) n’est pas très probant. Après tout, l’idée d’Etat neutre en regard des confessions est née dans un contexte protestant et anglican (les Pays-Bas, l’Angleterre et ses colonies d’Amérique du Nord). Elle a dû, avant de s’imposer, elle aussi affronter et vaincre l’hostilité des clergés nationaux .Il est vrai que  la position hégémonique du catholicisme dans certains pays européens a parfois donné à ce processus de laïcisation des institutions une allure particulièrement rude.

[21]  Les tentations du recours aux “valeurs chrétiennes”, fallacieusement assimilées à celles de la démocratie, n’ont pas disparu de l’arsenal politique de bien des gouvernants de pays européens, comme le prouve la référence aux “valeurs chrétiennes” de la première rédaction de la Charte européenne des droits fondamentaux (octobre 2000), modifiée in fine. Le cours de religion (chrétienne, en règle générale) figure toujours dans l’emploi du temps de la plupart des élèves des pays de l’Union européenne, et bien des clergés continuent d’être partiellement financés directement ou indirectement sur fonds publics (y compris dans le cas français).

[22]  source : Axel Freiherr von CAMPENHAUSEN, L’Eglise et L’Etat en France, ed.de l’épi, 1964, p. 77-84 (“la séparation de l’Eglise et de l’Etat dans les Territoires d’Outre-Mer”).

[23] Politique et religion, éditions El-Adib, Alger, 1998, p 41. La communication d’H. Remaoun a pour titre “A propos de la relation entre sphères du politique et du religieux : en questionnant l’histoire du monde  occidental” ,

[24] Taslima NASREEN, “Femmes, manifestez-vous ! “(recueil d’articles publiés au Bangladesh en 1989 et 1990), Paris, éditions des Femmes, 1994, p. 20.

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