De l'utilitarisme du concept de dieu

A quoi bon dieu ?, La Sœur de l'Ange n° 4, septembre 2006





Dieu, qu'il soit un postulat, une hypothèse ou un artifice, voit son existence déterminée d'abord par son utilité. Que les dieux aient été façonnés dans une glaise antique ou gravés dans la pierre, leurs traits fréquemment anthropomorphes en ont fait les serviteurs des ambitions politiques d'une créature fort intéressée. Discuter de son utilité est un premier pas vers l'explication de la pérennité de la notion de dieu. L'utilitarisme des dieux assure leur longévité mieux que toute tentative de démonstration de leur existence sachant que les opinions divergent sur la validité du recours à la preuve en ce domaine. Un dieu devenu inutile ne saurait demeurer longtemps dans son inaction et glisserait progressivement vers le panthéon des divinités passées, finies, oubliées du fait de fonctions périmées ou ne répondant plus à la demande d'un marché volatil. A quoi bon Chaac, Zeus ou Râ ? Rendus obsolètes par la concurrence monothéiste, d'innombrables vains démiurges ont perdu leur cour pour trouver asile dans les musées ou finir auscultés sous le scalpel des anthropologues.

Description préalable

Avant d'examiner à quoi le concept de dieu peut être bon, sa description permettra de mieux en saisir les traits, attributs ou prouesses. La difficulté, pour les croyants, de s'accorder sur une définition unique de l'idée de dieu est ainsi contournée par une tentative de description. En se limitant à la divinité présentée par les monothéismes, les textes dits sacrés renseignent sur les mythes dont les premiers croyants avaient affublé l'autorité suprême. Loin d'être une construction abstraite réservée à une élite savante, le dieu monothéiste est remarquablement proche des humains : anthropomorphe, il affiche une masculinité certaine, use de violence pour punir plutôt que convaincre, assigne la femme aux fonctions du foyer, résout les conflits par l'arbitraire du despote et rechigne à la dispute dans l'examen des débats politiques ou intellectuels.

Dans les Lettres persanes (Lettre LIX), Montesquieu note l'anthropomorphisme des dieux terrestres en reprenant un mot de Spinoza selon lequel "si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés". Qu'il s'agisse des dieux hindous ou de ceux des codex mexicains, la plupart apparaissent sous des formes humaines, les locataires du panthéon grec vivent comme leurs sujets et le dieu chrétien impressionne par son grand âge et sa barbe fournie dans d'innombrables peintures. Mais Dieu, comme les humains, parfois se fâche et ses colères bibliques sont terrifiantes. De la quasi extermination du Déluge au manuel de lapidation contenu dans le Deutéronome en passant par la loi du talion pratiquée dans la Genèse, l'Exode, le Lévitique et le Deutéronome, le créateur fut admirablement modelé à l'image de la créature. La femme, elle, est spectatrice et subit. Errant entre les statuts de procréatrice (Sara, Agar, etc.) et de pécheresse (Ève, l'épouse de Potifar, la femme de mauvaise réputation qui lave les pieds de Jésus), elle est astreinte à l'obéissance (Coran IV, 34). Coran et Nouveau Testament s'accordent harmonieusement sur une hiérarchie commune : les hommes ont autorité sur les femmes "en raison des faveurs qu'Allah accorde à ceux-là sur celles-ci" (Coran IV, 34, traduction Mouhammad Hamidullah) ainsi que du fait que "Le Christ est le chef de tout homme, l'homme est le chef de sa femme, et Dieu est le chef du Christ" (1 Cor 11, 3). Quant à la liberté de débattre, la femme en est privée (1 Cor 14, 34-35) et le pape Grégoire XVI avait réglé la question en 1832 dans l'encyclique Mirari vos en condamnant "cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire : qu'on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience". Pie IX, béatifié le 3 septembre 2000, confirme. Mais nul n'est prophète en sa chapelle et Dieu pèche lui aussi, par gourmandise : friand d'offrandes et de sacrifices animaliers, le Pentateuque lui en accorde d'innombrables à l'image de la guerre fleurie des aztèques destinée à rassasier les dieux de sang humain dans leur relation énergétique à la terre nourricière et au cosmos. Enfin, Dieu est unique : si les polythéistes romains et aztèques ont baissé la garde, les polythéistes hindous, les animistes et divers païens résistent encore.

L'ordre et son maintien

A quoi bon un tel dieu ? A défaut de paraître bon, le concept de dieu est assurément utile. Il est un allié nécessaire à deux groupes : celui des intermédiaires obligés avec l'idole, prêtres, imams, rabbins et autres, et celui de la contrepartie séculière, gouvernants et autres rouages du pouvoir politique. Nul besoin d'un régime théocratique pour que le second lorgne du côté de l'invention du premier, les démocraties faisant un usage abondant de ses vertus anesthésiantes ("il faut une religion pour le peuple. C'est la soupape de sûreté.", déplore Michel Bakounine dans Dieu et l'État).

Une des priorités d'un gouvernement étant la conservation de sa propre situation, la mise à sa disposition de la menace divine par les clercs a souvent été convoitée. Dans la pratique, la distance entre les autorités publique et religieuse a été variable, chacun tentant de mettre la main sur l'autre ou de se prémunir de sa convoitise mais quelle qu'ait été leur relation et leur méfiance réciproque, l'Église catholique a, de façon constante, assuré un rempart contre les activités révolutionnaires : "Quelles que fussent les injustices, les oppressions, les rapines des souverains, ou religieux, ou hypocrites, les prêtres eurent soin de contenir leurs sujets. Ne soyons point non plus étonnés de voir tant de princes, incapables ou méchants, soutenir à leur tour les intérêts d'une religion, dont leur fausse politique avait besoin, pour soutenir leur autorité." (Paul Henri Dietrich baron D'Holbach, Le christianisme dévoilé, chapitre 14). L'institution romaine l'a d'ailleurs souvent exprimé dans ses temples. A Paris, une proportion élevée des églises catholiques présente des signes de ressentiment contre les épisodes révolutionnaires qui ont secoué la capitale, qu'il s'agisse de la grande révolution de 1789, du soulèvement de juin 1848 ou de la Commune de 1871. Comme "le sang des martyrs est la semence des chrétiens" (Tertullien), l'individu n'a pas à être libéré de ses entraves mais doit souffrir en silence et accéder au martyre. La douleur est belle mais la révolte est honnie. Pour cela, l'ordre catholique s'appuie sur une forte hiérarchie des obéissances : l'individu doit être soumis à son maître, à son gouvernement, pas de rébellion contre l'État tant qu'il respecte la religion. L'exhibition d'un dieu qui enseigne la résignation et le refus de la révolte servira donc d'autant mieux la domination de quelques uns sur l'ensemble, d'où la collaboration des clercs avec le roi, le dictateur, le président d'une démocratie ou le sultan, une collusion moquée finement, dans cette dernière situation, par Kateb Yacine dans La poudre d'intelligence.

Le phénomène affecte toutes les religions, monothéistes comme polythéistes (le président bolivien Evo Morales a rendu hommage aux divinités amérindiennes peu après son élection en janvier 2006). En se limitant à la situation française, les responsables politiques ayant fait un usage immodéré de l'argument divin sont pléthore. Pour Napoléon, la religion est un instrument de domination des masses. Après l'épisode anticatholique de la Révolution, Napoléon voit en l'Église un auxiliaire de maintien de l'ordre. La capacité de l'institution catholique à convaincre le pauvre ou le faible de la fatalité de sa condition fait d'elle une alliée à préserver. Seule l'Église peut faire admettre à l'opprimé la futilité de toute rébellion quand s'exhibe à ses côtés l'opulence du riche et du bien nourri. Dans une stratégie similaire, Napoléon crée le Grand Sanhédrin en 1807, organisme qui permet une réglementation du judaïsme français sous une même bannière et donne au despote un interlocuteur unique parmi les juifs. En 1849, dans le cadre d'une commission sur l'instruction primaire, Adolphe Thiers se réjouit de l'influence du clergé qui permet de "propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme : 'Jouis' " (cité par Paul Lafargue in Le droit à la paresse). A la dissuasion de la révolte exploitée par Napoléon (en août 2005, aux Journées Mondiales de la Jeunesse Catholique de Cologne, Benoît XVI reprendra le même mot d'ordre : "c'est seulement de Dieu que vient la véritable révolution"), Thiers ajoute la haine du bonheur. Ces appels du pouvoir politique à une religiosité d'appoint interviennent après les tentatives d'émancipation populaire de la Révolution et des deux soulèvements de 1848. Le retour à l'ordre s'accompagne, chaque fois, du recours à la force de rappel constituée par une religion nostalgique des privilèges d'antan. Même phénomène en 1871 où, après l'épisode de la Commune et sa conclusion sanglante, l'Ordre moral jugera les fédérés à Versailles sous une représentation de la crucifixion. En cette deuxième moitié du 19e siècle, la reconquête catholique, tant sous Napoléon III que sous l'Ordre moral, s'est logiquement attachée à ne pas laisser livrés à eux-mêmes les quartiers les plus prompts à l'agitation. L'expansion de la capitale dans les faubourgs pauvres s'était ainsi accompagnée de la construction d'églises destinées à fixer et assagir une population encline à la contestation. L'attente résignée d'"arrière-mondes" (Michel Onfray, Traité d'athéologie) vaut mieux que l'expression des revendications populaires.

Pour un autre culte, la présence de la France en Algérie s'est elle aussi appuyée sur l'islam par la constitution d'un clergé officiel. Nommés et rétribués par la puissance coloniale, les imams fonctionnaires étaient un plus sûr instrument de domination et de contrôle que l'enseignement des vertus libératrices de la laïcité et de l'émancipation individuelle. A l'autre extrémité du XXe siècle, le président Chirac n'a pas économisé les assauts d'amabilités envers le Vatican. Pourtant peu suspect d'une religiosité obsessionnelle, Jacques Chirac a multiplié les signes politiques envers l'Église catholique : nomination de collaborateurs adeptes d'un catholicisme fort, visite au Vatican en 1996 avec son intronisation en tant que chanoine d'honneur en la basilique Saint Jean de Latran, déclarations compassées lors des venues de Jean Paul II en France en 1996 et 1997 et affichage d'une rare servilité lors de son décès en 2005. Le calcul est ici politique et l'artifice divin contribue à rehausser la stature du politique par son exhibition aux côtés du pontife ou de sa mémoire.

De nouveaux apôtres

Mais un nouvel élément dans l'exploitation de l'invention de Dieu est apparu en la personne de Nicolas Sarkozy. Le langage est ici clair et direct : les religions sont porteuses d'espérance et plus de prêtres, d'imams et de rabbins sont demandés dans les villes et les quartiers. Alors que pour Napoléon Bonaparte et Jacques Chirac, l'idée de dieu vaut plus par sa fonction utilitaire que par la spiritualité qu'elle est censée incarner, pour le catholique Nicolas Sarkozy, comme le baptiste Georges Walker Bush, la force du concept est bien plus intime.

Pour Nicolas Sarkozy, les religions monothéistes ont le privilège, et l'exclusivité, d'apporter au croyant le sens et l'espérance qui feraient défaut au sceptique abandonné à lui-même et à sa raison. D'où la multiplication des attentions : création au forceps du Conseil Français du Culte Musulman (la composition de son bureau avait été fixée avant l'organisation du scrutin qui devait en décider), présence affichée dans de nombreux lieux de culte et proposition d'un financement public pour la construction des mosquées. La compagnie de l'Union des Organisations Islamiques de France est plus agréable au maire de Neuilly que celle des défenseurs de la laïcité. Son secrétaire général Fouad Alaoui avait d'ailleurs affirmé en 2001 qu'il était hors de question que l'islam se sépare de la politique. Et au congrès du Bourget de 2003, Nicolas Sarkozy le présentait comme un ami, une estime réciproque. Pire, le ministre de l'Intérieur a affiché son incapacité à travailler sans l'appui de la religion quand, en décembre 2003, il s'est rendu spécialement au Caire pour recueillir le soutien de l'imam Tantaoui sur l'interdiction du port du voile dans les écoles. Mais, là encore, aucune innovation puisque Jean-Pierre Chevènement, qui occupait alors les mêmes fonctions ministérielles, avait fait de même en 1998 avec le même interlocuteur pour faire admettre le principe de sa Consultation des musulmans de France. Dieu n'est pas seulement une béquille pour la pensée, il est aussi un pilier pour l'État.

Quant à Georges W. Bush, si Dieu est utile à l'État, ce n'est pas seulement pour sa capacité à réfréner les envies populaires, c'est aussi parce que la transcendance accorde à l'autorité publique une légitimité ésotérique qui outrepasse celle conférée par une simple assemblée décisionnelle de citoyens. Ou l'argument d'autorité contre la seule raison humaine. Ainsi, Dieu est aux côtés des soldats états-uniens en Irak et, par la voix de Saint Augustin (tribune de soixante intellectuels états-uniens dans Le Monde du 15 février 2002), il justifie cette "guerre juste" comme une réplique moderne des fracas bibliques. Et à l'intérieur des frontières des États Unis d'Amérique, des services sociaux sont affectés aux organisations religieuses par un président born again pendant que, en France, on sollicite les imams pour calmer les tensions quand brûlent des voitures.

Conclusion

Dieu n'est finalement bon qu'à une chose : assagir le peuple, le persuader de la vanité de toute tentative d'agir sur le cours des choses, présenter l'émancipation comme un mirage pour, au contraire, enfermer l'individu dans la résignation, la stérilité de la prière et l'attente docile d'un au-delà rassurant. N'étant donc pas complètement bon à rien, Dieu s'avère cependant mauvais en tout : en justice, en égalité entre tous, en amitié entre les peuples, en science. Dieu est ce que ses interprètes souhaitent qu'il soit. La mascarade ne perdure que par l'intérêt qu'y ont les puissants; Dieu les couvre de l'aura de son autorité suprême. Aujourd'hui, le droit divin ne dispose plus vraiment de monarchies où s'insérer mais quelques démocraties fournissent matière à sa reformulation. Le lien tranché le 21 janvier 1793 entre le pouvoir capétien et l'autorité divine ne l'aura été que dans la forme et la recherche d'une verticalité qui court-circuite l'individu motive toujours quelques ambitions personnelles où affleure la tentation autoritaire.

Face à l'acoquinement des deux ordres, une séparation respectueuse ne saurait suffire tant que l'essence de la religion demeure. La formation d'une religion obéit moins à la satisfaction de besoins spirituels qu'à la nécessité de régenter les aspirations individuelles émancipatrices. Espérer qu'une religion puisse être confinée à la sphère privée, et que s'effacent ses prétentions politiques, n'est que chimère. On ne construit pas des temples, des églises, des mosquées, des pyramides ou des pagodes sans qu'un pouvoir politique n'y trouve son intérêt.

L'expulsion des chaînes historiques forgées par l'institutionnalisation des mythes ne peut se satisfaire d'une simple mise à distance du pouvoir religieux. Certes, la laïcité est parvenue avec efficacité à priver les clercs de l'essentiel de leur pouvoir direct mais il incombe maintenant à l'athéisme de dénoncer toute référence au sacré dans le champ politique. Le sacré ne l'est que pour l'adepte. Contre les dogmes religieux qui exigent une soumission absolue (sens du mot musulman), l'athéisme prône l'autonomie de l'individu : sa soumission n'est due à aucun chef, qu'il soit désigné ou autoproclamé. En vivant sans dieu ni maître, chacun devient son propre maître sans délégation de sa direction de conscience. L'indépendance philosophique revendiquée par l'humanisme athée demeure, aujourd'hui comme hier, toujours aussi subversive.


4 novembre 2006


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