(Traduction : Guy Jacquesson et Thomas Zartregu)
Une lueur à l'horizon du monde
islamique
Par Sanal Edamaruku
La nouvelle année commence avec une nouvelle importante:
la première organisation rationaliste jamais créée en Iran vient de voir le
jour!
Nous saluons le courage de ceux qui risquent leur vie
pour la défense du rationalisme dans l'Etat islamique d'Iran, et nous leur
adressons nos meilleurs vœux de réussite dans leur effort pour modifier le
cours des choses dans leur pays. La signification de l'événement, d'ailleurs, va
bien au-delà de l'Iran. Je suis persuadé que cet exemple peut encourager les
rationalistes disséminés et en attente à travers le monde islamique, et les
amener à se réveiller et à s'unir pour faire tout ce qu'il est possible de faire
en fonction des circonstances. Et ce qui s'offre à nous est plus encore qu'un
encouragement: les rationalistes iraniens bouleversent les idées courantes, ils
ouvrent une perspective radicalement nouvelle pour notre temps. En apportant la
preuve qu'un concept largement accepté est tout simplement faux, ils montrent
que la voie vers la sortie d'une tyrannie religieuse ne passe pas forcément par
le long processus de "libéralisation" et d' "humanisation" de la
religion!
Il n'est nul besoin, donc, d'un quelconque "Protestantisme
islamique". Et non seulement parce qu'il n'y a rien qui ressemble à un
catholicisme islamique. Mais parce que le monde islamique n'est pas voué à
réemprunter une nouvelle fois le long et difficile chemin qui fut celui du monde
chrétien depuis le Moyen-Âge jusqu'aux Lumières. L'Histoire ne se répète pas: en
tirant les leçons des siècles passés, nous pouvons aujourd'hui couper au court,
et marcher directement vers le futur, qui - si l'humanité ne succombe pas à un
terrible accident - verra le règne du rationalisme. Il n'est nullement besoin
pour cela de conserver des vestiges de religiosité, aussi libéral et humain que
puisse être leur déguisement.
C'est aujourd'hui une idée largement
répandue et très à la mode, spécialement appréciée dans le monde occidental, que
l'Islam doit être apprivoisé, amélioré, et transformé en une religion
"progressiste". Mais une religion n'est jamais réellement progressiste. Nombreux
sont ceux qui voient l'Iran, avec une religion d'Etat relativement libérale et
humaine - une sorte de Norvège islamique - comme le modèle idéal... Le
"protestantisme islamique" pourrait être, comme la variété chrétienne du
protestantisme, ouvert et suffisamment souple pour correspondre aux besoins
d'une société civile moderne, vouée au commerce et aux affaires. C'est là que
réside le secret de son charme pour le monde occidental. Ainsi le commerce
florissant entre l'Iran et l'Europe ne serait plus jamais gêné par les questions
de droits de l'Homme. Plus jamais on n'aurait à craindre que la Fatwa
d'un ayatollah, réclamant la mort d'un écrivain célèbre, n'entraîne une
protestation occidentale, mettant en danger la fourniture par l'Iran du fromage
"feta", comme on a pu le craindre dans le cas de Salman Rushdie!
En dépit
des Lumières, le monde occidental n'est jamais véritablement parvenu à sortir de
la Chrétienté. Il est resté collé à sa prison en ruines comme un faible poussin
dans sa coquille. Et la religion sut être suffisamment élastique pour s'adapter
aux besoins changeant des diverses époques, et survivre. C'est la raison pour
laquelle il semble à beaucoup de gens impossible d'espérer ou même d'imaginer
qu'une société islamique puisse un jour briser ses liens et aller vers un futur
débarrassé de la religion. Et pourtant cela peut se faire, et nous ferons
de notre mieux pour cela. C'est en cela que réside la signification, importante
entre toutes, de la naissance du groupe "RA".
Le GROUPE
RA
Le
"Groupe RA" est issu de la lutte déclenchée en Novembre 2002 à l'Université de
Téhéran, pour protester contre la condamnation à mort du Professeur Hashem
Aghajari, qui avait contesté à l'aile droite des religieux le droit de diriger
l'Iran. Il a été formé par quelques leaders étudiants et quelques professeurs,
très impliqués dans ce mouvement, et représente un noyau de penseurs radicaux,
qui ont décidé de combattre la théocratie iranienne sur une plateforme
rationaliste et athée. Selon un message parvenu à RATIONALIST INTERNATIONAL, le
Groupe RA a été conçu comme un catalyseur pour tous ceux qui considèrent qu'il
faut rejeter radicalement la religion et non essayer de l'adoucir.
Les
leaders du Groupe RA ont été depuis le début à la pointe du mouvement pour
la défense du Professeur Aghajari, et ils font aujourd'hui partie de ceux qui
sont bien résolus à en assurer la pérennité. Bien qu'ils ne partagent pas les
convictions du Professeur Aghajari concernant la nécessité d'un "Protestantisme
islamique" en Iran, ils sont persuadés de l'importance d'une coopération étroite
entre toutes les forces progressistes et non-corrompues qui composent le
mouvement réformiste.
La situation actuelle en Iran ne permet pas aux
rationalistes d'apparaître ouvertement en public. Le Groupe RA travaille donc
"en sous-main", comme un acteur bien intégré à l'agitation universitaire pour
donner une nouvelle orientation au mouvement iranien pour la liberté. On peut
voir, d'après les premiers comptes-rendus, que dans le camp réformiste nombreux
sont ceux qui voient dans l'émergence d'une alternative rationaliste un sujet de
grande satisfaction et un grand espoir.
Mais au milieu des bonnes
nouvelles venues d'Iran, nous ne devons pas oublier le côté tragique de la
situation présente. Le Professeur Aghajari est toujours dans le couloir de la
mort. L'état de sa santé est alarmant. Et seule la pression de l'opinion
publique, de l'intérieur et à l'extérieur de l'Iran, peut le
sauver.
Le Professeur
Aghajari est toujours dans le couloir de la
mort
Ce qui s'est passé ressemble bien à
un coup monté: la révolté étudiante la plus importante de ces trois dernières
années contre le clergé au pouvoir en Iran a été stoppée net. Dix jours de
suite, en novembre, des manifestations rassemblant jusqu'à cinq mille étudiants
dans les Universités de Amir Kabir et celle de Science et Technologie semblaient
prêtes pour la révolution. Avec des slogans tels que "Vous qui aimez la paix,
nous voilà, nous voilà", et "Dirigeant Suprême, va-t'en, va-t'en!", les
étudiants présentaient une liste de revendications à caractère démocratique. Et
par-dessus tout: la liberté pour le Professeur Aghajari, condamné à mort pour
blasphème à l'issue d'un procès douteux et tenu secret. Le front du soutien au
Professeur Aghajari, figure bien connue du mouvement pour la réforme, et proche
du Président Khatami, se développa. De nombreux universitaires, parlementaires
et citoyens de premier plan passèrent du côté des étudiants. La situation
s'aggrava. Le "Dirigeant Suprême", l'ayatollah Ali Khameini menaça de faire
intervenir le corps d'élite des Gardiens de la Revolution (qu'il appelle "les
forces populaires"), si le problème ne pouvait être réglé autrement. Et soudain,
ce fut le virage: le Dirigeant Suprême "capitula", et ordonna que la
sentence de mort soit reconsidérée par la justice. Certains dirigeants
étudiants crièrent aussitôt victoire, et le soir même toutes les manifestations
furent suspendues. Seul un petit groupe d'irréductibles affronta les unités
paramilitaires. Puis il sembla que le mouvement de protestation s'était
évanoui. /fontfamily>
Aujourd'hui, près de deux mois plus tard, il n'y a plus de
doute que l'annonce du Dirigeant Suprême n'était rien qu'une manoeuvre
tactique pour gagner du temps et dissoudre la crise. Rien n'a changé. Le
professeur Aghajari est toujours dans le quartier des condamnés à
mort.
Sayyed Hashem Aghajari, professeur d'histoire à
l'université Tarbiat Modares âgé de 45 ans, a été arrêté le 8 août 2002 et
jugé à huis clos, après avoir fait un discours dans la ville
occidentale de Hamedan en juin, dans lequel il mettait en doute le droit du
clergé à gouverner l'Iran. Il y comparait les puissants dirigeants chiites
de la République Islamique aux papes médiévaux et appelait à un
protestantisme islamique. De même que "le mouvement protestant voulait
sauver le christianisme du clergé et de la hiérarchie de l'église",
proposait-il, les musulmans doivent faire quelque chose de similaire
aujourd'hui. "Les musulmans ne sont pas des singes", a-t-il dit, et le
clergé ne devrait pas s'attendre à ce qu'ils suivent aveuglément leurs
enseignements. Le clergé n'a jamais été censé avoir un monopole sur la
pensée religieuse. Au début de l'islam, les croyants avaient l'habitude de
converser avec le Prophète et d'interpréter ce qui leur était relayé à des
périodes charnières de l'histoire. Même maintenant, les musulmans ont le
droit de faire de même. Chaque génération devrait être capable de trouver sa
propre interprétation du Coran, a-t-il dit.
Le défi lancé par le professeur Aghajari contre le clergé
régnant est explosif dans l'Iran d'aujourd'hui. Il correspond aux efforts
politiques des dirigeants élus pro-réforme pour briser la poigne de fer des
"durs" sur le pays, de les écarter de leurs positions clé dans l'armée et la
justice, et de réduire leur pouvoir dans les organismes gouvernementaux non
élus. Le plus puissant de ces organismes est le Conseil des Gardiens, le
plus haut comité de surveillance, qui peut s'opposer aux décisions
parlementaires, mettre son veto aux lois passées par le parlement et
disqualifier n'importe quel candidat aux élections. Bien que les réformistes
dominent le parlement et augmentent régulièrement leur influence, la voie
vers plus de démocratie, de liberté individuelle et d'égalité des sexes est
une marche sur la corde raide, aussi longtemps que le Conseil des Gardiens
conservera tous ses pouvoirs.
Un autre aspect est le support
international pour les réformes et pour les critiques modérées dans les
limites de l'Islam. Le professeur Aghajari veut sauver sa religion en la
réformant en "une religion qui respecte les droits de tous - une religion
progressiste, plutôt qu'une religion traditionnelle qui piétine le peuple."
L'idée d'un protestantisme musulman est bien accueillie dans l'Occident. Un
groupe de "protestants" iraniens est donc fort regrettable pour les
dirigeants islamiques qui cultivent de grands et très réalistes espoirs
quant au support des occidentaux.
La réforme iranienne - et le mouvement
pour la démocratie - est divisée selon plusieurs lignes. Il y a ceux qui se
sont précipités pour stopper les manifestations et ceux qui ont essayé de
défendre leur position contre la force. Il y a le camp radical et le camp
plus prudent regroupé autour du président Khatami, les réformateurs et les
révolutionnaires, les groupes pro-occidentaux et les indépendants, les
"protestants" et le petit groupe des "abolitionnistes", qui se préparent
pour le moment où ils se déclareront publiquement rationalistes. Ils
espèrent que ce sera pour bientôt. Leur noyau est constitué du groupe
nouvellement fondé Groupe RA.
Les différentes branches du mouvement
iranien pour la liberté se sont unis pour soutenir le professeur Aghajari.
Les importantes manifestations en sa défense se sont élargies pour devenir
la plus grande révolte contre le clergé au pouvoir depuis juin 1999, quand
des raids brutaux dans les dortoirs des étudiants de l'université de Téhéran
ont déclenché un soulèvement national. Dans un manifeste, ils ont demandé la
liberté du professeur Aghajari et de tous les prisonniers politiques. Le
Dirigeant Suprême, insistent les radicaux, devrait quitter son poste et le
chef de l'appareil judiciaire devrait être renvoyé pour avoir prononcé une
sentence de mort contre Aghajari. Ils ont pressé le président Khatami, le
dirigeant pro-réforme souvent hésitant, de prendre une position claire
contre la peine de mort et lui ont même demandé de démissionner s'il n'était
pas prêt ou capable de défendre ses partisans. Khatami, dans une déclaration
publique, a critiqué le jugement en le jugeant inapproprié et a dit qu'il
n'aurait jamais dû être prononcé. Pendant ce temps, vingt collègues
d'université d'Aghajari ont démissionné. Des centaines de conférenciers
d'université ont signé une lettre ouverte de protestation. Plus des deux
tiers des membres du parlement ont signé une pétition officielle contre la
sentence. Des personnalités publiques de premier plan ont rejoint le front
de la protestation, parmi lesquels le petit-fils du défunt ayatollah Ruholla
Khomeini, le fondateur de la République Islamique.
Dans un défi
supplémentaire qui accentue la pression morale sur le clergé, le professeur
Aghajari a refusé de faire appel contre sa sentence de mort. Sa condamnation
était une farce, a-t-il dit. Son avocat, Saleh Nikbakht, a fait appel de sa
propre initiative. Mais jusqu'ici, il n'y a même pas eu de date fixée pour
l'audition devant la cour d'appel.
Seule une pression publique
grandissante de l'intérieur et de l'extérieur du pays peut sauver la vie du
professeur Aghajari. Mais même si les dirigeants religieux du pays se
sentent finalement forcés d'écarter la sentence de mort, le professeur
Aghajari doit faire face à des épreuves supplémentaires. La sentence
judiciaire qui a été prononcée contre lui est multiple. Elle prescrit 74
coups de fouet et huit ans d'emprisonnement avant l'exécution. Le professeur
Aghajari est un invalide de guerre, qui a perdu sa jambe droite dans la
guerre Iran-Iraq de 1980-1988, et il a besoin de façon urgente de
traitements médicaux. Sa famille a fait savoir que sa jambe, amputée sous le
genou, a été contusionnée et infectée. Il ne peut pas se tenir debout et est
incapable d'utiliser les installations sanitaires de la prison. Même sans la
sentence de mort, sa vie est en danger.
23 janvier 2003
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