2084

Boualem Sansal

Gallimard 2015





Inutile de tergiverser : les qualités du dernier roman de Boualem Sansal sont solides, variées et rares. 2084 a le suspense du conte, l'étrange du fantastique et, surtout, le courage de l'essai. 2084 fait écho à 1984 de George Orwell et, comme lui, décrit une société totalitaire où chaque individu est surveillé dans ses actes comme dans ses pensées, ainsi que maintenu dans l'ignorance et asservi à une existence misérable. Le totalitarisme mis en scène par Boualem Sansal est d'essence religieuse et le monothéisme à l'œuvre en ce sinistre monde, appelé Abistan, est une copie parfaite de l'islam. Les analogies sont innombrables : Allah est devenu Yölah, la Kiiba occupe un rôle similaire à celui de la Kaaba, Chitan est Shaytan (le diable), Qodsabad est la ville sainte (al-Qods est Jérusalem en arabe), les femmes sont dissimulées sous un burniqab et vivent recluses, les stades sont des lieux d'exécution (comme en Afghanistan), un vieillard se marie avec une fillette de neuf ans (cf. Mahomet), le rihad est le djihad, la religion est basée sur un calendrier lunaire avec des chamailleries similaires à celles qui surgissent chaque année pour la détermination du début du Ramadan, le vert est la couleur de la religion, etc. sans oublier les Makoufs, allusion aux koufars (incroyants en arabe). Le propos de l'auteur traite véritablement de la religion et des croyants, sans l'excuse du "radicalisme" qui exonèrerait les religions de leurs crimes. Ceux qui, dans l'Abistan, résistent au totalitarisme ne sont d'ailleurs pas des croyants, qui pourraient être désignés comme modérés, mais des êtres pensant par eux-mêmes et libres de tout asservissement mental à des mythes façonnés par la théocratie au pouvoir.

2084 est un roman brillant, courageux, non dénué d'un humour bien nécessaire dans cette immersion en un monde sombre et pesant (l'avertissement est d'une ironie désopilante), et qui captive par un suspense croissant. Le monde imaginé par Boualem Sansal est de ceux, terrifiants, entièrement assujettis à une caste de dominants vivant dans l'opulence. Par la propagande et la terreur, ceux-ci conservent le peuple crédule dans l'ignorance et la misère.

L'ouvrage n'est pas seulement une dénonciation de la folie religieuse, il analyse aussi avec perspicacité les rouages du pouvoir. En première place figure la manipulation des masses par l'alimentation de la crainte d'un ennemi, lointain et mystérieux, qu'on ne voit d'ailleurs jamais, et on pense à l'inquiétant Le désert des Tartares de Dino Buzzati. Les incroyants sont soit confinés dans un ghetto insalubre, soit, comme le personnage principal Ati, contraints à une discrétion absolue à la manière de Zénon dans L'Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar. Bien sûr, les références à 1984 d'Orwell ne manquent pas : novlangue qui prive l'individu de la tentation de rébellion, surveillance généralisée, écrans de propagande, Big Brother (ici Bigaye, déformation de Big Eye, Grand Œil), slogans (" La liberté c'est l'esclavage "), etc. Boualem Sansal fait aussi adhérer son héros à la conviction, primordiale pour un incroyant dont l'existence ne repose pas sur la béquille de la religion, que " l'homme n'exist[e] et ne se découvr[e] que dans la révolte et par la révolte ", une assertion que n'aurait pas reniée Albert Camus, son voisin algérois.

Et comme il n'est pas d'éloge crédible sans la pratique raisonnée de la critique, il faut néanmoins mentionner une petite erreur, mineure et sans conséquence, dans la numérotation des siècles. Les années qui précèdent l'an 2084 n'appartiennent pas au XXème siècle, comme écrit par l'auteur, mais au XXIème.



11 septembre 2015

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